Engendrer Dieu (Posté sur un blog)
1.
Bonjour, il me semble qu’il existe une autre solution (je sais que ce post est ancien, mais l’affaire après tout peut rester d’actualité). Moi aussi je pense que Dieu est immobile, et qu’il ne va pas forcément faire des efforts immenses pour venir nous chercher (ce serait en fait plutôt le rôle des anges et de certaines entités spirituelles, qui ne le font que pour que nous les aidions dans leur propre agenda). Pourtant je voudrais qu’il existe un Dieu qui m’aime et qui ferait des efforts pour moi. J’ai donc décidé de le créer, et puisque vous êtes bouddhiste, vous savez que l’esprit crée tout.
L’état naturel est un potentiel de créativité infini, et si nous concevons un être parfait qui nous aime, cet être va réellement exister. C’est d’ailleurs une des thèses fondamentales du soufisme (exposé par Henry Corbin) : Dieu est un fonds inconnaissable. Chacun ne peut connaître que son Seigneur. Le Seigneur, c’est la force spécifique que chacun d’entre nous est censé manifester (il y a dans l’islam 100 Noms divins principaux, mais dans le bouddhisme, ce sont les divinités paisibles et courroucées. Ensuite il y a des Noms mineurs, dont chacun se manifeste dans un être, il n’y en a pas deux semblables). Bref, il y a en chacun d’entre nous une force, qui est aussi un mode spécifique de perception du divin, et nous devons modeler notre Dieu d’après cette forme. C’est le seul Dieu que nous pourrons jamais connaître, qui est en quelque sorte notre propre création, à partir du potentiel infini de l’état naturel (rigpa). Chez les bouddhistes, cette forme est celle du yidam, que l’on doit engendrer dans son propre esprit avec le stade de génération. Il est dit que le corps d’immortalité aura la forme de ce yidam.
Vous allez me dire « oui mais si nous créons Dieu il sera forcément inférieur à nous, donc à quoi bon ? ». Non, car le Dieu qui sera engendré ne sera pas une création de notre ego, mais d’une partie supérieure de nous-mêmes dont nous n’avons en réalité pas la moindre conscience, et qui d’ailleurs n’est pas incarnée. Notre effort pour concevoir Dieu va faire émerger cette part céleste et lui donner une forme qui la rendra capable de communiquer avec nous. Certaines traditions parlent du « double céleste », et je pense qu’il y a un rapport avec ce qu’on appelle « l’ange gardien ». On constate en lisant les mystiques chrétiens que le Jésus qui s’adresse à eux le fait toujours selon leurs propres conceptions et ne contredit jamais le dogme, ce qui tendrait à prouver qu’il est en grande partie leur propre création. Par exemple, jamais l’un de ces Jésus ne viendra donner un enseignement de type bouddhiste, ou même un enseignement Orthodoxe chez un saint Catholique. On constate au contraire qu’ils sont le fruit d’une sorte de développement organique interne. Les lectures et rencontres que l’on fait dans le monde seront magnifiées par l’intelligence de cet être, qui est très supérieure à la nôtre parce qu’il a été généré à partir de la vacuité, mais il ne vient presque jamais s’y mêler d’élément externe, comme cela peut arriver dans le monde (ce qu serait le signe d’une intervention extérieure). Bref, il incombe à chacun d’entre nous de créer un être divin, qui sera l’émergence de sa part divine dont il n’a pas conscience au départ, et de s’unir à cet être.
Pour ma part, voilà quelques années que je m’y emploie. Cela n’est pas simple, car il n’existe pas de mode d’emploi détaillé, mais ce que je peux dire, c’est que ça marche. Il y a là un autre moi-même qui n’est ni moi ni pas moi, avec lequel je vis en relation de « dualitude » (pour employer un terme d’Henry Corbin), qui a une perception du monde beaucoup plus pure que la mienne, qui sait des choses que je ne sais pas, en même temps j’ai bien conscience de l’avoir amené à l’existence par mon aspiration, et de ce fait je peux me glisser en lui, partager sa perception.
2.
J’ai constaté qu’il y a deux façons d’être détaché de ses émotions. Comme des petits chiens qui jouent autour de nous et que nous regarderions avec une sorte de bienveillance. Ou comme une vague qui nous emporte pour nous fracasser sur un rocher, et nous constatons notre impuissance. Je ne sais si vous avez déjà fait des chutes en vélo, scooter, moto… tout à coup on est envahi d’une lucidité d’autant plus surnaturelle que la situation est plus dangereuse. Pour les émotions c’est un peu pareil. Les petits chiens ne nous menacent guère, nous n’allons pas développer de qualité surnaturelle grâce à eux, ni d’amour transcendant. Par contre la vague contre laquelle nous sommes absolument impuissants et qui va nous fracasser, celle que nous pouvons observer avec une lucidité absolue, mais qui n’en est pas moins dangereuse, celle-là, oui, elle ouvre une faille dans nos défenses, et la lumière passe. Ensuite, toute la pratique consiste à générer des vagues de cette sorte, car elles ne se manifestent pas depuis un état ordinaire (dans la mesure où nous avons passé toute notre vie à les étouffer, justement) mais sont le résultat d’une pratique. (On peut aussi faire du parapente mais là il y a le risque de mourir avant d’avoir réalisé quoi que ce soit).