Aime ton ennemi
Dans tous les groupements spirituels, il y a une règle : "ne pas s'occuper des autres". C'est une règle qui permet de vivre sans trop de heurts quand on est débutant, mais qui, à mon sens, tue la vie spirituelle par la suite. En effet, tout le monde aura remarqué que si l'on parle un peu trop avec ses amis paroissiens ou ses camarades de sangha, il peut se créer assez rapidement des inimitiés (du fait que chacun s'imagine détenir la seule vérité vraie dans sa Ford intérieure), et que ces inimitiés se transforment en grande agitation mentale. Pourtant, il arrive un moment où il en va différemment, et où elles sont une aide sur le chemin. En effet, il se trouve que toutes les âmes sont reliées, et que ce qu'on appelle l'Homme universel, ce n'est pas "moi", c'est l'Humanité toute entière. Il nous faut trouver un moyen de devenir cette humanité, d'entrer en relation avec les autres, si nous voulons devenir cet Homme universel ou du moins le percevoir et participer à sa vie par identité, ce qui est aussi la vie divine.
Je me suis longtemps posé la question sur ce qui faisait le différence entre un Bouddha pour soi et un Bouddha tout court. Je crois aujourd'hui que la différence, c'est que le Bouddha pour soi n'inclut que sa propre âme dans son continuum, il est celui qui ne s'est jamais mêlé de la vie des autres, alors que le vrai Bouddha entre en relation avec tous les êtres qu'il peut croiser, dieux, hommes, animaux, fantômes ou démons. Qu'est-ce qu'entrer en relation ? A mon niveau, je vois que c'est quelque chose qui ne peut pas se contenter de laisser l'autre végéter dans sa bulle. Il ne peut pas s'agir d'une non-relation. Il faut donc trouver une façon de générer une forme d'intensité, qui souvent se traduira par une forme d'inimitié chez l'autre - en effet, si l'on n'est pas considéré comme une figure d'autorité, la tentative d'entrer en relation sera considérée soit comme une déclaration d'amour, soit comme une déclaration de guerre, plus souvent comme une déclaration de guerre parce qu'il faut déranger pour être simplement perçu autrement que comme un élément du décor, un pot de géranium interchangeable avec un autre, et que personne ne souhaite être dérangé.
Quand le Christ a dit, "aime ton ennemi", c'est certainement parce qu'il savait que l'homme de Dieu se ferait plus facilement des ennemis que des amis. Et s'il n'a pas dit "Aime les indifférents", c'est parce qu'il savait que cela ne serait pas très utile. De ce fait, on peut noter qu'il est plus facile de prier pour ses ennemis que pour ceux qui ne nous voient pas, car il existe entre notre esprit et celui de notre ennemi une "onde porteuse", du fait qu'un échange a été initié, et une brèche ouverte. Il est possible de le situer dans notre continuum de conscience, d'identifier son énergie, et donc d'attirer des bénédictions sur lui.
L'un des objectifs de la pratique consiste à identifier le "milieu" où les âmes sont en contact les unes avec les autres - ce milieu étant Dieu lui-même, sous un certain aspect -, de les ouvrir à ce milieu en créant des brèches, ce qui permet ensuite d'échanger des bénédictions. Ce n'est pas encore la communion des saints, mais c'en est le reflet dans notre existence terrestre.
Pour cela, nous devons avoir un corps suffisamment purifié pour qu'il soit capable de transmuter la souffrance dans une certaine mesure - et donc d'accepter de la ressentir. A ce moment, nous ressentons la souffrance que nous infligeons (en énonçant certaines vérités par exemple) comme la nôtre, et celle qu'on nous inflige ou que nous infligeons devient Amour, et donc prière. C'est ainsi que le Christ a tellement voulu prier pour le monde qu'il s'est fait crucifier. C'est cette souffrance absolue qui lui a permis d'élever sa prière au degré d'intensité absolue dont le monde avait besoin. Si les gens avaient été aimables avec lui, le lien n'aurait pas été très fort. En revanche, on peut imaginer qu'entre vous et une personne qui veut votre mort au point de vous faire vivre la Passion, il y aura un lien extrêmement puissant. C'est pour cette raison que certains gourous disent que si l'on tue un Avatar, on a de bonnes chances d'être sauvé. Mais l'expérience montre que ça ne fonctionne pas qu'avec les Avatars. Les Saints qui ont été au goulag ou en camp on prié pour leurs bourreaux autant que pour leurs amis, et ils ont converti nombre des premiers. Pourquoi ? Parce qu'ils ont réussi à établir un lien très fort entre eux, en se mettant en position d'être persécutés. Avec un lien d'une telle force, la prière a de grandes chances de fonctionner. C'est pour cette raison que si l'on veut faire connaître à son prochain l'Amour divin, la meilleure option consiste à se mettre en position d'être persécuté. Et comment cela ? En dérangeant. Comment le Christ a-t-il réussi à se faire crucifier ? Pas en apportant la paix ni la concorde. « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre : je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Oui, je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa propre maison". Matthieu.
Donc non seulement il n'est pas question de se protéger, mais il est question de s'exposer, pour que l'autre s'expose à son tour. Cela ne se fait pas avec de gentils darshans, c'est-à-dire de bonbons, comme l'exemple des Saints nous le montre. Cela se fait dans la souffrance et la difficulté. C'est à ce prix qu'on obtient son salut, et celui des autres.a