Dieu est-il Amour ou Pauvreté ?
"Si l'on prend le christianisme, la base reste l'amour de l'autre."
Il me semble effectivement que la grande question consiste à définir la base. C'est-à-dire ce qu'est Dieu finalement, car si nous voulons nous unir à Dieu nous ne pouvons le faire qu'en lui ressemblant. Donc, à la base, Dieu est-il amour ? Prenons n'importe quel moment de la journée, et essayons de ressentir de l'amour. Dans notre lit, dans le bus, au boulot pour ceux qui bossent, à la plage, au restau, à l'hôtel... Honnêtement, sur quelle proportion de la journée y parvenons-nous ? Cela fait 10 ans que j'y consacre toute mon énergie, et disons que bon 1h c'est bien le max. Je parle d'un vrai amour, pas d'une gentille bienveillance. Donc à ce rythme là il va me falloir vivre encore 230 ans pour parvenir à ce que ça soit tout le temps. Bref, si Dieu est amour c'est aussi un enfoiré, parce qu'il ne nous facilite absolument pas la tâche.
Heureusement il existe une autre hypothèse : Dieu est manque. Pauvreté absolue. Indigence. Un peu comme Jésus finalement, mais dans son fond, ce que les mystiques rhénans appellent l'Ungrund. Reprenons notre journée et essayons de ressentir le manque. Miracle. Là ça fait sens. Nous manquons de tout, et en premier lieu d'amour. Autre miracle, cette sensation de manque met en mouvement quelque chose, et ce mouvement, on peut l'appeler amour. L'Urgrund qui naît de l'Ungrund, en somme. Dieu est manque, et par la contemplation de ce manque, il engendre l'amour. Nous aussi. L'union à Dieu ne serait finalement pas si compliquée à condition de reconnaître notre nature primordiale, et non point les conséquences de cette reconnaissance. L'amour en est la première, et puis ensuite on a toutes les paramitas à la queue-leu-leu.
Alors ce qui m'attriste terriblement (mais tant mieux, puisque cela ne fait que renforcer le sentiment de manque), c'est que la spiritualité moderne a totalement évacué le manque. Elle a en sorte lâché-prise de ce sentiment. Il faut être heureux de chaque petite chose, aimer son voisin, se satisfaire de ce qu'on a etc. En somme prendre le bonheur pour base. Mais si le bonheur était la base de Dieu (en tant que bouddhiste on peut l'appeler le bouddha primordial, celui qui a brisé le vase de jouvence et s'est répandu - mais au fait pourquoi ce vase s'est-il brisé ?), il n'aurait pas engendré la création en premier lieu et serait resté dans son bonheur béat. Et donc, tout le monde cultive la satisfaction, chacun est content de sa petite réalisation et de ses bons sentiments et de sa petite vie, parce que l'insatisfaction est contraire au lâcher prise à la compassion à l'amour et à la sérénité et à je ne sais quoi. Je rappelle quand même que si Jésus avait été satisfait, il serait resté tranquille à couper du bois et tirer l'eau du puits. Bref, l'homme moderne, dans son désir de fuir son propre néant, s'est définitivement claqué la porte au nez. La vraie porte.
Je renvoie qui le voudra au sermon de Maître Eckhart sur la pauvreté en esprit, et plus généralement à la théologie de la kénose, qui est quand même la voie que le Christ nous a montrée. Il se peut que certains théologiens aient placé l'amour en premier, mais la mystique rhénane a clairement posé la pauvreté en premier.
Ceci étant dit, il est probable qu'il faille une certaine base énergétique pour que le manque se transforme en amour. Je ne saurais dire laquelle exactement. Chez la plupart des gens, le sentiment du manque entraîne la dépression, et c'est parce que l'homme moderne a si peu de base énergétique qu'il a une telle terreur du manque et de sa propre pauvreté spirituelle. Il a donc raison, en un sens, de vouloir se remplir. Mais ça ne peut être qu'une phase transitoire, parce que ce n'est pas le véritable ordre des choses.