Miroirs
Je dois dire que je n'ai jamais rien lu de plus idiot que : "Même si je suis intéressé par les expériences des autres il me semble hasardeux d'en tirer des conclusions valides pour ma pratique personnelle".
Même ma concierge peut m'apprendre des choses sur ma pratique. Surtout elle, d'ailleurs. De mille manières. Quand son chien gueule pendant une heure derrière la cloison de 5cm qui nous sépare, je sais où j'en suis. Même chose quand elle jette des bouteilles en verre et se met à hurler sur les poubelles (qui sont à 3m de mon lit, mètre en main) à 8h du mat'. Ou quand elle entame une discussion café du commerce juste derrière ma porte alors que j'essaie de négocier une sortie hors-du-corps. Mais elle a aussi d'autres moyens de m'apprendre des choses. Comme je l'ai dit, elle gueule sur les poubelles tout les matins. Pendant longtemps j'ai pensé beaucoup de choses désagréables à son sujet. Jusqu'au jour où moi-même je me suis vu gueuler dans le local à poubelles : " P* de s* de m*, tu vas rentrer là-dedans ou pas ?! ". Là ça m'a fait un choc. Et une sorte d'illumination. J'ai compris ce qui pouvait se passer dans sa tête tous les matins. D'un autre côté, si je n'avais pas porté un intense intérêt (quoiqu'involontaire) à son comportement, je n'aurais jamais remarqué le mien. Ce sont des choses habituellement très inconscientes et que nous avons l'habitude de traiter simplement : " je ne suis pas ma concierge, et elle n'est pas moi ". Ce préjugé à la peau si dure que seule une observation minutieuse de ma concierge peut me permettre de déduire qu'au contraire, nous avons énormément de choses en commun. La science le confirme d'ailleurs : s'il y a 98% de gènes communs entre la souris et l'homme, qu'en est-il entre moi et ma concierge ?
De même, au Centre, il s'est trouvé un pratiquant assez pénible qui m'a collé d'un bout à l'autre de la retraite, me forçant à une certaine impolitesse à son égard, impolitesse consistant à se lever et partir sans explication - car toute explication lui aurait fait bien trop de peine. Le pire avec lui, c'est qu'il ne pouvait pas rester 5mn sans parler, parler de tout et de n'importe quoi et surtout de conneries. Ce type qui se prétendait méditant était manifestement incapable de la moindre méditation, on sentait chez lui une peur terrible du silence et de la solitude. Quelque chose qui le dépassait totalement en fait. Par son observation, il m'a rendue bien plus évidente ma manie de repousser les séances de méditation les unes après les autres, pour une raison ou pour une autre, une manie qui fait qu'à la fin de la journée, j'ai toujours un déficit de 30% sur ce qui était prévu.
Les gens qui semblent être la caricature d'une pathologie ou d'une autre sont très utiles en ce sens que chez eux, les mécanismes du mental sont totalement évidents, non masqués. Comme chez les enfants qui parlent parlent parlent… sans pouvoir s'arrêter une seconde. La différence c'est que là où l'enfant parle, l'adulte pense. L'activité du mental est la même, il n'y a que l'expression qui change. Les individus " différents " ne sont pas ceux qui ont une activité mentale désordonnée, ce sont ceux qui n'ont pas de coupe-circuit entre la pensée et la parole.
Dernier exemple : j'en suis venue à être tellement remonté contre les gens qui claquent les portes que j'ai fini par m'apercevoir que cela m'arrivait. Et là, miracle : ce n'était pas " exprès ". Il y avait au Centre une porte précise qui, si on la laissait telle quelle dans son état naturel, claquait très fort, une combinaison de courants d'airs et de mécanisme mal conçu (à ce sujet chacun a pu noter, dans l'aile des lamas, une porte vitrée en petits morceaux). Je ne sais pas combien de gens j'ai pu réveiller avec cette porte, mais toujours est-il que cela m'a fait reconsidérer la question " portes " sous un autre angle : combien de claquements dûs à un courant d'air ou à une porte mal réglée, et combien dûs à un acte volontaire ? Et dans ce dernier cas, se référer à toutes les fois où je l'ai fait exprès, toujours avec une " bonne " raison.
La vérité, c'est que ce que nous croyons être le plus conscient chez nous ne l'est pas du tout. Lorsque nous gueulons sur un ordi ou que nous filons un coup de pied dans une chaise, nous sommes en réalité proches du coma. Si ce n'était pas le cas, nous aurions renoncé à faire ces sortes de choses depuis longtemps. De même, lorsque nous pensons à quelque chose, c'est presque toujours inconsciemment. Essayez de ne pas suivre les pensées discursives sans bloquer l'activité de l'esprit (pratiquer trekchö, en somme), lorsque vous êtes dans un supermarché par exemple. Le résultat est assez effarant et il est le suivant : pratiquement toutes nos pensées discursives sont le résultat d'une forme d'inconscience et se déroulent dans cette inconscience. Il ne s'agit pas de l'inconscience telle que nous la définissons généralement mais de quelque chose de beaucoup plus sournois.
No-Smoking avait essayé un jour de voir à quel moment de l'endormissement il perdait conscience, et il s'était aperçu que ce moment n'existait pas. Aussi loin qu'il aille, il y avait toujours une forme de conscience. De même que dans le rêve, il y a de la conscience. Nous avons conscience d'être quelqu'un et d'agir, mais cette conscience est incomplète, il lui manque quelque chose.
Dans la vie de veille, c'est pareil. Bien sûr que nous avons conscience de penser, mais il s'agit en quelque sorte d'une conscience de rêve. C'est en ce sens que certains maîtres disent que croyant être réveillés, nous dormons. Et la profondeur de ce sommeil ne nous est pas visible tant que nous définissons la conscience comme nous la définissons habituellement (disons : la faculté de fabriquer du sens). La vraie conscience, qui serait de percevoir ce qui est à l'origine de ce sens, est quant à elle presque totalement absente de notre vie.