Le mari doit pêcher sa femme dans le samsara
Pendant 7 ans j’ai eu pour meilleur ami un mâle alpha qui terrorisait tout le monde dans son entourage par son autorité et son assurance (sauf les lamas tibétains, mais quand même il faisait des scandales dans la sangha), mais ça n’a été qu’au prix de me déguiser en brebis. Le jour où j’ai cessé de le faire, c’était fini. Comme il avait connu vraiment beaucoup de femmes, il m’a raconté toutes ses histoires, et elles corroboraient parfaitement mes propres observations. Il a rencontré cent fois la femme de sa vie et l’a perdue cent fois, parce qu’il a toujours refusé de leur fournir le soutien demandé.
L’histoire était toujours la même, il avait un certain don au lit (semble-t-il), d’autres qualités non négligeables (c’est un artiste, et toujours intéressant), et les femmes tombaient facilement amoureuses. Mais follement amoureuses (j’ai lu des lettres, et puis de toutes façons il me racontait les affaires en cours). Il faut dire qu’il était vraiment très magnétique. Mais il faisait toujours la même erreur. Il se prenait pour un éveillé, et selon les standards actuels, un éveillé ça n’a besoin de rien : »Ma chérie, je suis à ta disposition mais je n’ai pas besoin de toi ». Rien de tel pour rendre une femme complètement cinglée. Elles le sont toutes devenues de cette façon, en essayant de le rendre fou au passage pour lui faire payer. Il n’arrêtait pas de me raconter des histoires de filles qu’il refusait de raccompagner au métro « pour qu’elles ne s’attachent pas », d’ailleurs il n’allait jamais chez elle, elles venaient toujours chez lui, et s’il y en avait 15 en même temps il ne se gênait pas pour le leur faire savoir (à mon époque c’était une seule à la fois, mais il m’a dit qu’il y a eu une période pendant laquelle il en a eu 15, ou 16, je ne suis plus très sûr, et que quand une nouvelle apparaissait, une partait). L’idée c’était toujours de leur faire savoir que lui, n’était pas attaché (alors que je peux vous dire qu’il l’était, énorme mensonge qu’elles ne supportaient pas).
Il me rapportait tous ses « sketches ». Des disputes à n’en plus finir, totalement dénuées de sens. Ma copine m’en fait souvent, je connais bien, mais contrairement à lui, je sais qu’elle est sous le coup d’une grosse émotion perturbatrice. C’est comme si un petit démon entrait en elle, dont le seul objectif soit de venir me piquer pour me faire sortir de mes gonds. Le truc c’est de ne pas rentrer dans son jeu, et de l’assurer de votre soutien indéfectible, pour quand le démon sera parti. Quand il se sait démasqué, il part beaucoup plus vite, c’est un fait avéré. Par contre si vous ne le voyez pas et que vous essayez de vous justifier de bonne foi, vous êtes foutu.
J’en reviens à mes moutons : il était très fort pour conseiller les gens, mais ne prenait jamais la responsabilité de ses conneries quand il en disait. Et ça pouvait être fort grave. Il avait une amie d’une soixantaine d’années atteinte d’un cancer assez avancé, et il ne cessait de lui répéter (il était soi-disant voyant) qu’elle allait se trouver un gars, se mettre en ménage, etc. Pourquoi pas. Mais finalement elle est morte. Ce jour j’ai compris qu’il était lâche, d’une certaine façon. Il aurait pu me dire : »Ptain je me suis trompé, ça craint, parce que du coup elle ne s’est pas tellement préparée à mourir, je l’ai quand même pas mal induite dans de faux espoirs ». Pas du tout. Il faut dire que lui-même était convaincu de trouver la femme de sa vie, de faire fortune et d’avoir un enfant après 60 ans. Des tas de voyantes le lui avaient dit. Du peu que je sais, ça n’est toujours pas le cas, et la date de péremption semble dépassée.
Bref, n’étant attaché à rien ni à personne, il n’a donc jamais pris la responsabilité de rien, et certainement pas d’une relation. Parce que pour lui, les filles devaient être comme lui : libres de tout attachement. On vit au jour le jour, pas de promesses, pas d’engagement, tout se fait spontanément par soi-même. Comme ça, si ça tourne mal, ça n’est jamais de sa faute. Lui n’a rien demandé, ne voulait rien (sauf qu’il était quand même spécialiste pour imposer ses choix en prétendant qu’il ne voulait rien).
La première chose que j’ai dite à ma copine quand je me suis mis avec elle, c’est que si elle mourait, je me laisserais mourir dans un coin, et je le pensais vraiment. J’étais tellement attaché que je flippais de la laisser aller au supermarché toute seule, j’avais peur qu’une voiture me l’écrase… Dès qu’elle avait 15mn de retard, je faisais un malaise. Et d’ailleurs dès qu’elle a 15mn de retard avec le scooter, je fais un malaise. Je n’en fais pas mystère, je lui dis qu’elle tient ma vie entre ses mains, et que si elle oublie de m’envoyer un message quand elle arrive à son boulot, ça sera la fin des haricots. L’autre jour elle a oublié de m’informer d’un léger retard, c’était le drame, parce qu’elle transportait un tapis, et je me disait « ça y est elle a eu un accident à cause du tapis » vu qu’elle est franchement maladroite parfois. Effectivement elle était tombée à cause du tapis… Elle ne se fait pas autant de souci pour moi.
Mais mon ami peintre, ses copines auraient pu lui annoncer la pire des mauvaises nouvelles, cancer, accident grave, il leur aurait toujours sorti un discours lénifiant sur la vacuité, le détachement etc… Le seul jour où je l’ai vu vraiment touché par le malheur de quelqu’un d’autre, c’est quand sa fille s’est suicidée. Mais la part de responsabilité qu’il a endossée était à mon avis très inférieure à sa responsabilité réelle. Idem avec chaque « femme de sa vie ».
Je pense qu’il y a de vraies responsabilités à prendre avec la personne avec qui on choisit de faire sa vie. Je veux dire qu’il doit y avoir un double choix. On ne peut pas dire : cette personne m’a choisi, nous vivons en couple, je la laisse s’occuper de moi, tout faire pour moi, mais moi je ne suis responsable de rien, je n’ai rien demandé. J’ai connu des gars qui ont fait ça, et mon ami peintre a essayé cent fois de faire un contrat de ce genre. C’est lâche, parce que c’est refuser de reconnaître leur besoin, et de prendre leurs responsabilités. En échange de ce don – parce qu’une vraie femme se donne, il ne faut pas se leurrer – il faut donner quelque chose d’équivalent. Un soutien énergétique, quelque chose qui peut sembler beaucoup plus immatériel que les courses, le ménage et les repas, mais qui est très substantiel en réalité. Un concept qui a été totalement perdu à mon avis de nos jours. Cela ne se traduit pas toujours dans les faits matériels, c’est vrai. Mais quand votre chérie part au loin et que vous recevez 150 messages sans queue ni tête tous les jours répartis tout au long de la journée (qui sont sa façon de se rassurer), auxquels vous répondez, c’est épuisant. Cela peut être le prix pour qu’elle vous revienne en un seul morceau (+3h de skype tous les soirs). Il faut dire que de nos jours, on n’encourage plus trop les gens à prendre la responsabilité des autres : « chacun est libre, chacun fait ce qu’il veut ». Le modèle du couple idéal, c’est la fille qui est libre, qui mène comme elle l’entend sa carrière professionnelle, qui fait ses choix toute seule. Et quand vous la voyez elle a l’air totalement dévitalisée et dépressive à en mourir, mais à part ça, elle est très heureuse.
Dans la vie de couple telle que je le conçois, la personne se donne, vous l’acceptez, vous prenez ses problèmes avec, et vous en faites vos problèmes. A contre-courant total du modèle de pensée dominant mais en accord je pense avec le modèle traditionnel. Et en échange, vous ne lui donnez pas vos problèmes (ou seulement les problèmes matériels, ceux qu’elle sait gérer). Mais les pires sont bien les problèmes existentiels. Ils sont parfaitement insolubles sauf par une pratique prise comme un job à plein temps, et de nos jours c’est l’épidémie totale, la perte absolue du sens.
Il y a quelque mois un ami m’écrivait que la seule chose qui l’empêchait de se suicider c’était ses enfants, tout en me forwardant les messages d’un correspondant dans un état encore pire que le sien. Son cas est très répandu je pense, il est seulement un peu plus lucide que la moyenne. Quand on prend la responsabilité d’une personne, il faut savoir que la première chose dont on se charge, c’est de cette misère. L’expérience m’a montré qu’on pouvait l’alléger, il s’agit d’une action immatérielle mais bien réelle. Comme le saint qui prie pour vous, quelques degrés en dessous bien entendu. A cette condition, la personne peut devenir plus lucide, et évoluer. Mais sinon, le prix de la lucidité est insupportable. Un correspondant ayant fait une retraite bouddhiste de plusieurs mois avec 10h de pratique quotidienne m’exposait ainsi le résultat de sa retraite : »ça a d’abord été l’effondrement de l’univers mondain ou « normal » ; au début je trouvais tout ce qui m’entourais absolument effroyable, les gens leur actions, leur perdition, la folie… comme si je sortais d’un abri nucléaire et que je contemplais les cendres. Avec est venu l’impossibilité de communiquer avec mes semblables … à part pour des trucs pratiques sur un plan matériel ça ne sert à peu près à rien ». Je sais aujourd’hui que pour faire évoluer une personne, il faut lui ouvrir les yeux sur la nature du samsara (dukkha), et pour lui ouvrir les yeux, il faut lui fournir un soutien très solide, c’est-à-dire une amitié réelle, parce qu’elle va tout perdre. Mon ami artiste voulait ouvrir les yeux des femmes de sa vie en s’en lavant les mains. Elles ont toutes fini en loques.
Je considère que le rôle de l’homme, c’est d’apporter Dieu à la femme, parce qu’elle n’a pas que ça à faire (pratiquer la méditation). La plupart du temps d’ailleurs, ça ne l’intéresse pas tellement. Ma copine aime mieux faire des gâteaux et s’occuper de sa fille. Par contre, elle aime bien me regarder quand je médite. C’est quelque chose que je tolère parce qu’elle l’a mérité d’une certaine façon, même si je préfère me cacher. C’est quand même très personnel.
Je fais également du jardinage.
Certains vont penser que je suis un affreux passéiste réactionnaire je ne sais quoi, mais ça me fait bien rire, parce que je sais que personne n’a rien de plus pressé que de se décharger de ses problèmes sur quelqu’un d’autre. Il suffit de voir ce qui se passe autour des gourous comme Amma. Ou même les maîtres tibétains. Il suffit qu’ils prétendent se charger des problèmes des gens, pour que tout le monde les suive les yeux fermés. « Le gourou ira vous pêcher dans le samsara au cours de toutes vos vies futures jusqu’à votre libération finale » disait mon lama. Je n’y ai jamais cru. Mais les autres, ils y ont cru. (Il avait juste oublié de dire que c’est le gourou qui choisit le disciple et non l’inverse, autrement dit qu’absolument personne n’était dans ce cas, dans la sangha). Il faut être sacrément désespéré pour croire ça sans preuve. Et à l’Eglise, combien croise-t-on de débiles qu’ils pensent qu’ils sont sauvés parce qu’ils sont baptisés ? Le désir de salut est devenu si puissant que le salut est aujourd’hui décrété partout effectif, sans preuves.
Quoi qu’il en soit, j’ai noté une chose qui étonnera tout le monde : quand ma copine me reproche de ne pas faire la vaisselle, ce n’est pas parce que je n’ai pas fait la vaisselle. C’est parce qu’elle se sent moins soutenue moralement. Tant que je lui fournis l’Eau de Vie de l’amitié, elle est capable de toutes les merveilles et de tous les sacrifices. Mais que cette Eau vienne à lui sembler moins abondante, et les récriminations commencent à pleuvoir. Ultimement, je pourrais faire le ménage, la vaisselle, la cuisine et les courses, elle me ferait des scènes en permanence si elle ne sentait pas mon amitié. Je crois que c’est la situation de beaucoup de couples ordinaires. La solution que trouvent les hommes, c’est d’essayer d’en faire plus. Très peu se demandent ce qui manque vraiment à leur femme.