Soufi, mon amour
Hier je suis tombé par hasard sur le roman d'Elif Shafak, "Soufi mon amour", dans la bibliothèque de mon meilleur ami, qui ne contient aucun roman. Très étonné de ma découverte, dans la mesure où je suis précisément en train d'écrire une histoire très semblable, je l'ai lu avec intérêt, mais je dois dire qu'au final je suis assez déçu. En effet, le livre voile plus son sujet qu'il ne le dévoile. Il ne fait pas la différence entre l'amour mystique et l'amour mondain, sans doute parce que son auteur n'a pas assez prié pour être éclairée au sujet de l'amour mystique. De fait, l'histoire entre Ella et Aziz est contée de façon très ordinaire - une pauvre américaine perdue tombe amoureuse d'un soufi qui est la promesse d'un Eldorado qu'elle n'est pas capable de concevoir et qu'elle ne conçoit donc jamais. Son "amour" n'est que l'expression d'une souffrance provoquée par le vide d'être, car malheureusement son néant ne peut pas se hisser plus haut que lui-même faute de réelle ouverture. Les deux histoires qu'elle voudrait mettre en parallèle n'ont au final rien en commun. En effet, après la disparition de Shams, Rûmi écrit une oeuvre immortelle, tandis qu'après la mort d'Aziz, Ella retourne à une existence dénuée de sens, où elle apprendra peut-être à mieux faire du vélo. Si elle avait reçu la transmission d'un véritable pouvoir spirituel, elle serait entrée dans une communauté soufie et aurait consacré sa vie au service de Dieu et des autres.
De fait, l'auteur ne semble pas avoir pratiqué ce qu'elle prêche, sauf de façon très superficielle. Les discours qu'elle prête à Shams et Rûmi n'ont d'intéressant que ce qu'elle a copié ailleurs, pour le reste il s'agit de sermons sur la médisance, la non-violence et l'amour du prochain, mais d'un point de vue purement mental. Elle a certainement dû faire part de son projet à des amis soufis, mais personne ne s'est donné la peine de lui signaler que pour emprunter de façon convaincante la plume d'un mystique, il fallait passer plus d'une nuit en prière, et lire un grand nombre de livres à défaut de vivre l'expérience de première main. En conséquence de quoi, Shams et Rûmi sont décrits comme des êtres purement ordinaires, et on ne comprend rien à l'histoire. On ne comprend pas pourquoi Baba Zaman voudrait garder Shams dans sa confrérie alors qu'il a toute l'apparence d'un malotru mal intégré et sauvage, ensuite on ne comprend pas ce que Rûmi lui trouve, et inversement, on ne comprend pas ce qu'il trouve à Rûmi. Tels qu'ils sont décrits, ceux deux êtres ne semblent pas très différents de n'importe quel aventurier et de n'importe quel érudit, quant à ce qui les unit, on n'en a pas la moindre idée. Il en va d'ailleurs de même avec Aziz et Ella. On ne comprend pas du tout comment Aziz peut tomber amoureux d'Ella, qui n'a vraiment aucune qualité spirituelle sinon celle d'être une pauvre malheureuse (elle a bien sûr de nombreuses qualités mondaines).
Ecrire un roman sur un sujet spirituel, c'est l'oeuvre de toute une vie, car la véritable difficulté, c'est de parvenir à concevoir son sujet. "L'amour parfait", c'est ce que je m'emploie moi-même à écrire depuis ma prime jeunesse, et c'est quelque chose qui n'a pas de fin. La première chose que l'on découvre, c'est qu'il nous est impossible de concevoir cet amour à la base, et que donc, soit l'on en fait une description vide (comme l'auteur de ce livre) qui donne une fausse idée de la chose, soit on essaie de se rendre plus conforme à son sujet.
Pour donner un exemple précis, l'auteur soutient la thèse de l'assassinat de Shams, mais ce qu'elle décrit ne ressemble nullement à l'assassinat d'un saint. En effet, de multiples lectures nous montrent que si un saint est victime d'une tentative d'assassinat, soit ce n'est pas son heure et Dieu ne le permet pas, soit c'est son heure et il va se laisser faire, et devenir un martyr au sens noble du terme. De plus, il en profitera pour sauver l'âme de son assassin, comme Jésus (qui s'est sacrifié pour le salut des autres, ainsi qu'il l'a maintes fois répété), comme Santa Maria Goretti (une "petite" sainte italienne assassinée à l'âge de 12 ans), ou comme Krishna. Pour les hindous, le chasseur qui a tué Krishna a été sauvé, du simple fait d'entrer en contact de façon si proche avec une si grande âme.
Un saint ne peut pas être une victime, il prend naissance pour le bien de tous les êtres, sa raison d'être est de se sacrifier, y compris pour ceux qui lui font du "tort". Il devrait en être de même pour l'assassin de Shams, mais c'est une chose que l'auteur ne peut pas concevoir, car elle raisonne d'une façon ordinaire. Pour elle, une grande âme, c'est quelqu'un qui est un peu plus gentil que les autres et qui n'a pas peur de dire ce qu'il pense, mais qui se défend pour sauver sa vie, bien loin de l'offrir en sacrifice pour l'amour de Dieu et du prochain.
Au final, le livre nous laisse avec un problème difficile, l'auteur n'ayant pas la moindre idée de la façon dont il pourrait se résoudre : comment Rûmi passe-t-il du deuil de son ami spirituel au véritable amour de Dieu ? (un problème universel en réalité, puisqu'il s'est posé à de nombreux saints, et qu'il se posera à nous si nous empruntons cette voie de l'amour). Il est impossible de trouver des éléments de réponse dans le livre, car tout le processus censé se dérouler pendant leur vie commune est totalement passé sous silence, ainsi que tout ce qui suit, on ignore donc de quels "outils" et de quelles transmissions Rûmi a pu bénéficier, qui lui ont permis de surmonter cette épreuve.
Il ne nous reste donc plus qu'à compléter cette lecture avec la vie des saints relatée par leurs disciples, avec des écrits de mystiques divers et variés, et avec des textes d'enseignements, de tous les horizons si possible. En effet, chaque religion met l'accent sur un aspect du divin, pour avoir un tableau général il est nécessaire soit de les connaître toutes, soit d'être le disciple d'un très grand maître qui nous confiera tous ses secrets.