Le secret de l'union à Dieu
Une chose qui nous empêche vraiment de nous rapprocher de Dieu, c'est le refus de la souffrance. De fait, la "philosophie" du bien-être est en train de tout envahir, à tel point que la plupart des gens s'imaginent que la voie qui conduit à Dieu, c'est le bien-être. Ils font du yoga, de la relaxation, de la méditation pour se sentir bien, et s'ils vont voir un maître spirituel, c'est en espérant obtenir le bien-être en suivant ses enseignements. On pense qu'il va nous donner son pouvoir spirituel (comme promis dans tous les textes de présentation des lignées initiatiques), que tout ira de mieux en mieux, et qu'on sera de plus en plus heureux. Il y a d'ailleurs une espèce de croyance collective qui dit que s'il arrive des malheurs à une personne, c'est que Dieu la punit, ou qu'elle n'est pas aimée de Dieu. Si ce n'était pas le cas, les gens qui sont dans le bonheur matériel et la réussite sociale ne seraient pas courtisés par les autres (je ne parle ici que de ceux qui se disent dans une démarche spirituelle).
Mais si l'on y réfléchit vraiment, quel bien cela nous fait-il vraiment, de n'avoir aucun souci d'aucune sorte (ce qui est l'état recherché par tous, faussement confondu avec la "paix de Dieu") ?
Si les ascètes s'infligent de grandes souffrances physiques, ce n'est peut-être pas par vaine gloire, ni pour se dire qu'ils sont vraiment très forts. C'est peut-être que la souffrance a par elle-même une vertu. De fait, il suffit de se mettre soi-même dans l'inconfort, pour voir dans quel état ça nous met. Dans un premier temps, nous voyons que nous sommes à la merci du moindre petit insecte qui vient nous piquer, et cela nous permet de réaliser notre pitoyable condition. C'est quelque chose que l'on peut également constater chez le bébé - à savoir qu'en observant un bébé, nous pouvons connaître notre condition, sachant que depuis notre naissance, nous n'avons fait que suivre la même pente de la recherche du bien-être. Le bébé est un être charmant jusqu'à ce que quelque chose vienne déranger son bien-être. Un peu chaud, un peu froid, un peu faim, cogné la tête, piqué le pied, ou ne serait-ce qu'un peu d'ennui, ou un regard qui se détourne de lui, et c'est la crise de nerfs. Mais nous, pourquoi serions-nous différents, qui n'avons jamais cherché à comprendre la cause d'un tel état, qui est l'absence de Dieu ?
Car dans un second temps, si nous avons un peu de Dieu dans notre coeur, nous réalisons que la souffrance est Son cadeau pour nous rapprocher de lui. Autrement dit, peut-être que la souffrance est la conséquence du péché, mais elle est aussi la voie qui nous ramène à Dieu. Si l'on accomplit une tache épuisante pour soi, on a vite envie de pleurer, et on constate que ces larmes ont la vertu de nous rapprocher de Dieu. Cela ne se produit que si l'on a cessé de se considérer comme une victime, et de pester contre le sort et le monde entier. A ce moment, on se sent vraiment misérable, mais uniquement par sa propre faute, et comme les chrétiens on peut crier vers le Seigneur :"Seigneur aie pitié de moi !". Et l'on constate que le fait de le dire avec sincérité, c'est la même chose que la miséricorde du Seigneur. Il n'y a pas deux choses, l'appel du serviteur, et la réponse de Dieu. C'est une seule et même chose. C'est le secret. Lorsqu'on connaît ce secret, on cherche ce qui nous fait souffrir plutôt que ce qui nous procure du bien-être. Si dans toutes les traditions des acètes s'infligent des vies qui sont de véritables martyrs, c'est uniquement parce que cette souffrance leur fait goûter la présence de Dieu. Comme il est dit chez les chrétiens :"La Croix, c'est la Résurrection".
La souffrance physique est efficace, cela dit elle peut avoir le défaut d'obscurcir l'esprit, car l'esprit est aussi lié au corps. Trop de fatigue, et il devient difficile de prier, on ne peut plus se concentrer.
Pour ma part, je trouve que la souffrance spirituelle est finalement meilleure, car elle est, de l'aveu général, plus grande, et cependant n'obscurcit pas l'esprit. La souffrance spirituelle, c'est ce que Rûmi a éprouvé quand Shams l'a quitté. C'est ce que beaucoup de saints éprouvent le jour où Dieu les quitte. C'est ce qu'on appelle "Nuit de l'esprit". Elle est nécessaire, car c'est elle qui dénoue le noeud du coeur. Chez les tibétains, le centre subtil du coeur est comparé à un noeud, c'est-à-dire quelque chose qui ne laisse rien passer, qui est très serré. S'unir à Dieu, c'est dénouer ce noeud. Les tibétains ont développé tout un arsenal de techniques pour le dénouer, mais on peut constater que rien n'est plus efficace d'une souffrance intense, du type de celle qu'on éprouve quand on est séparé de l'être qu'on aime le plus. Si on ne sait pas la diriger, elle nous détruit (comme les gens qui sont détruits par la perte de leur famille ou de leurs enfants et qu se traînent ensuite comme des fantômes), alors que si on sait la diriger dans le centre du coeur, elle n'est pas différente de Dieu lui-même, dans son aspect de Majesté. Comme l'a dit Saint Jean de la Croix, ce que nous croyons être le plus noir de la nuit est la lumière incréée que nous ne savons pas reconnaître, et comme Dieu le dit à Ses saints :"C'est dans ton épreuve que Je suis le plus proche de toi, mais tu ne Me vois pas". C'est ainsi que Rûmi a été élevé vers Dieu. Durant ses années d'apprentissage, Shams lui avait appris à diriger cette souffrance, par de multiples épreuves, après quoi il lui a infligé l'épreuve ultime.
Quant à nous, notre travail consiste à nous rendre perméable à ce type de souffrance, contre laquelle nous avons passé notre vie à nous insensibiliser. Cela commence dès la petite enfance, au moment où l'enfant se sent abandonné par sa mère il va apprendre à développer une indifférence face à l'abandon, qui va augmenter avec le temps, jusqu'à l'âge adulte où il sera à peu près indifférent à tout, et prendra cela pour de l'équanimité. Comme l'ont noté tous les thérapeutes qui se sont intéressés à ce phénomène (notamment Arthur Janov et la thérapie primale), le problème de ce blindage, c'est qu'il est ancré dans le corps physique. Il ne suffit pas de vouloir s'en défaire, c'est un long travail consistant à retrouver la source de nos souffrances, qui ont toutes la même origine en réalité, la séparation avec Dieu. Il en résulte donc que si par exemple nous avons un Cheikh et qu'il nous regarde de travers, il ne s'agit pas de réagir zen "Tout va bien, c'est pour me tester" ou victime "Tout le monde m'en veut", il faut pleurer toutes les larmes de son corps, autant qu'on en est capable. Au début ça n'est pas facile, parce qu'on fuit ce genre de souffrance comme la peste, on refuse absolument de se sentir rejeté, ou abandonné de Dieu. Mais si l'on arrive à plonger là-dedans, au point de se rouler par terre en poussant des cris, non parce qu'on fait du cinéma, mais parce que c'est le seul moyen de le corps trouve de supporter une telle souffrance, alors on expérimentera assez rapidement la présence divine sous l'attribut de la Beauté. En effet le corps a ses limites, et quand il est épuisé, la souffrance diminue automatiquement. A ce moment là, on peut sentir la grâce divine s'écouler par le centre du coeur.
C'est ainsi que la pratique consiste à ressentir la présence divine, alternativement sous les aspects de Majesté et de Beauté. En se rappelant notre éloignement, notre triste condition, et plus largement tous les êtres qui vivent la souffrance de la séparation, nous expérimentons l'aspect courroucé du divin (la Majesté, la colère etc...) et lorsque nous ne pouvons plus parce que nous sommes limités physiquement, c'est l'aspect de Beauté qui se révèle, en proportion de ce que nous aurons accepté de souffrir. Attar a dit quelque part "Une heure de Sa colère vaut plus que mille ans de Ses faveurs", ou quelque chose comme ça.
Lorsque je parle d'union à Dieu comme résultat final, je ne parle évidemment pas de moi, mais tous les témoignages de saints concordent - l'union avec Dieu se produit par cette nuit obscure, si elle est pleinement et totalement éprouvée -. On peut dire aussi que cette souffrance provoque l'anéantissement en Dieu (fana'), car ce qu'on y expérimente, ce n'est rien d'autre que le désir de mourir, qui finit par devenir une réalité. Je pourrais expliquer cela en termes de physiologie subtile, je m'en abstiendrai ici.