Dans mon pays, la pluie ne mouille pas…
… et l’amour ne brûle pas. Voilà ce que nous disent en substance tous les gourous du néo-advaita. Je ne sais pas dans quel pays ils habitent, où le chemin spirituel est bordé de roses sans épines, mais dans mon pays, l’amour est douloureux. Et pas seulement le mien semble-t-il, puisque le Christ a dit à la grande Conchita : »Je suis venu pour faire aimer la Croix, la transformation en moi doit se faire par l’amour douloureux, par la souffrance amoureuse ». Il me semble que s’il existait un autre moyen, il l’aurait proposé, car l’idée de base n’est pas d’être maso. Il y a deux types d’amour il me semble, ou plutôt deux directions à l’amour, l’amour de Dieu et celui du prochain, et les deux sont douloureux. L’amour de Dieu fait mal parce que notre corps physique n’est pas fait pour supporter la vision des attributs divins, il nous faut construire un nouveau corps fait de ces lumières, ce qui se fait sur la base de l’ancien. Il suffit de voir ce que les alchimistes font subir aux plantes pour fabriquer des « pierres végétales ». Ce que subit le corps physique au cours de l’alchimie interne est du même ordre. il y a réellement une « calcination » des vieux canaux, qui permet de séparer le sel et le mercure, et de les purifier (le soufre étant à trouver à l’extérieur de nous, il ne nous est pas donné à la base). L’amour du prochain est très douloureux lui aussi, puisque le véritable amour partage la souffrance – d’où les stigmates du Christ. Je crois que toutes ces histoires de Passion de Jésus, c’est une histoire symbolique. Les saints disent que chacune de ses blessures est la trace de chaque péché de l’humanité passé présent ou à venir. Arrêtons un instant de croire qu’il a existé un jour un homme nommé Jésus qui s’est fait écharper par les Juifs et les Romains, et regardons cette histoire exemplaire comme la carte de la réalisation. Ce n’est pas la « Carte du Tendre », c’est la carte du corps de gloire. Sur cette carte il est indiqué en toutes lettres que la Résurrection passe par la crucifixion, et que cette crucifixion s’opère par le « péché » de soi-même et de ceux qu’on aime. Traduisons « péché » par condition samsarique. Si je vois un petit cheval tout seul dans un champ et que je commence à m’appesantir sur sa condition, ça tourne très vite à la rivière de larmes. Même les escargots. Regardez ces petites bêtes toutes gentilles qui transportent leur maison sur leur dos. Maintenant voyez combien il y en a qui se font surprendre sur les murs dès que la pluie cesse. Mettez-vous à leur place. Vous êtes scotché sur un mur en plein soleil et vous ne savez pas si la pluie va revenir avant que vous soyez complètement desséché. Vous êtes telle une victime des tremblements de terre sous un paquet de gravats, à vous demander quand les secours vont arriver. Alors l’escargot n’a pas de mental pour se poser de telles questions, mais il ne doit pas se sentir très bien. Comme les chiens ou les nourrissons qui sont oubliés dans des voitures en plein soleil. Il paraît que pour les chiens, c’est vraiment très courant, et qu’ils souffrent beaucoup. Les escargots, eux, sont coincés dans leur maison, sur des murs en plein soleil. Et plus on regarde autour de soi, plus on voit d’histoires tragiques de ce genre. Le vieux voisin qui a tellement mal partout qu’il arrive de moins en moins à faire son jardin. Jusqu’à nos proches qu’on voit gaspiller leur précieux temps, mais aussi le souvenir qu’on a d’avoir gaspillé le sien. Le bouddhisme ne dit pas autre chose que le christianisme, quoique de façon moins tragique : seule la motivation supérieure (la compassion) conduit à une réalisation supérieure. Et pourquoi donc ? Parce que c’est une force transformatrice. Quand on voit des ermites, on voit assez bien le soin qu’ils ont des animaux autour de leur cabane. Ils ont médité sur la condition des escargots, des écureuils et des oiseaux, et ils ne viennent pas vous raconter que leur souffrance est Vacuité. On voit au contraire qu’ils sont touchés, et que c’est même la base de leur pratique. Les enseignants actuels ne parlent jamais de cette double souffrance. Je ne peux en conclure qu’une seule chose : ce dont ils nous parlent, ce n’est pas de l’amour, plutôt d’une sympathie tiédasse à base d’autosatisfaction. On ne les entend jamais raconter des histoires d’animaux souffrants (contrairement à mon lama qui les avait beaucoup observés, un jour il a fait pleurer la traductrice avec une histoire de marmotte battue par les chinois). Toutes les histoires qu’ils nous racontent ce sont toujours des histoires pitoyables d’enfant intérieur, de voisins infernaux et ainsi de suite. Et les autres, dans tout ça ? « Comme il est chou » nous dit Isabelle au sujet de son voisin. C’est ça l’amour ? L’amour aurait remarqué qu’il boîte et qu’il a l’air affreusement triste. L’amour aurait pleuré.
« Je dis que quelqu’un m’aime lorsque ce quelqu’un accepte de souffrir par moi ou pour moi. Autrement, ce quelqu’un qui prétend m’aimer n’est qu’un usurier sentimental qui veut installer son vil négoce dans mon cœur ». (Léon Bloy, Dans les ténèbres, cité p. 121)