Les deux faces de l’amour
Je suis en train de découvrir un type extraordinaire, qui a la capacité de démontrer le contraire de ce qu’il affirme en quelques lignes (dans le genre « bonjour madame, je suis le professeur de français qu’on vous a parlé »). Aujourd’hui :« A un témoin de Jéhovah qui me décrivait son paradis, je lui répondis que je lui laissais volontiers ma place. En effet, son paradis à écouter et danser sur de la country dans un entre-soi de Témoin de Jéhovah pour l’éternité correspond plutôt pour moi à un enfer. Et lui insistant « mais tu n’aimerais pas revoir tous les gens que tu aimes et qui sont morts » et moi de répondre « vu dans quel état de décomposition il doivent être, franchement non. »
Pour la première affirmation, je peux comprendre, même s’ il y a déjà là une vaste mauvaise foi. Cette même mauvaise foi qui prend au pied de la lettre la description populaire du paradis des musulman. C’est la mauvaise foi des gens qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le paradis, et ne cherchent pas trop à l’approfondir («J’ai préparé pour Mes serviteurs ce que nul œil n’a vu, nulle oreille n’a entendu et nul cœur n’a imaginé», rien à voir donc avec un bordel ou avec des gens qui jouent de la guitare). Et pourquoi ? parce que leur vie est un enfer. Ce qui nous est démontré immédiatement par la suite. Qu’est-ce que l’enfer ? Comme l’a si bien montré le Père François Varillon, c’est le fait d’être seul, ou encore de n’aimer personne. Mais qu’est-ce que l’amour ?
J’y réfléchis beaucoup ces temps-ci et je n’en reconnais que deux catégories valides : la dévotion, et la compassion. L’amour romantique n’en fait pas partie, étant en réalité un dérèglement de l’affectivité dû à un déséquilibre des souffles vitaux : on manque de quelque chose, alors on n’a rien de plus pressé que d’aller le chercher chez un autre, et on appelle cela « amour ». Par exemple, les hommes qui manquent de doux vents féminins tombent amoureux de femmes douces et féminines, dont ils savent qu’elles vont pouvoir leur donner leurs jolis vents. Comme c’est généralement réciproque, ça peut aller, l’homme fournit en échange ses vents masculins, et les deux se sentent un peu plus complets. Mais enfin, « aimer » l’autre parce qu’il nous fournit la nourriture dont on a besoin, c’est un peu bancal. C’est en quelque sorte toute la réflexion de ma saison 9. Le héros est attiré au départ par des filles jeunes et jolies, parce qu’elles ont ce qui lui manque, mais au fur et à mesure qu’il l’acquiert, sa perspective change, et il finit par pratiquer la Charité amoureuse : la femme à la yourte, la petite vieille, la philosophe paumée… Dans la saison 10, c’est encore plus évident. Le héros naît complet. Il est androgyne, mais à l’inverse de l’androgyne de la saison 8 qui doit se compléter en vents féminins et masculins, il a tout. C’est un enfant saint, ou presque. Mais il chute à cause de divers facteurs et tombe dans l’abîme. Cependant, il n’a besoin pour s’en relever que d’une chose : des occasions de manifester sa vocation première. Des pauvres filles, ou même des pauvres gars. Il n’éprouve pas d’attirance envers les filles jeunes et belles et heureuses. Par contre, les malheureuses ont la vertu de faire descendre en lui les lumières divines. Il a commencé avec une chanteuse de cabaret fortement inspirée du Portrait de Dorian Gray, un pauvre oiseau perdu dans l’océan du samsara, et maintenant je suis en train d’imaginer sa relation avec une handicapée genre myopathe. A peu près à la même époque il se découvre la vocation de ramasser les malheureux scarabées, du moins ceux qui sont sensibles à sa lumière, parce que les autres, il ne peut évidemment rien faire pour eux. La Charité n’est pas ce qu’on croit. Je découvre, pour ma part, que c’est un amour bien plus immense que les amours romantiques que j’imaginais autrefois. Dans l’amour romantique, on pleure la perte de l’autre. Dans la Charité, on pleure le malheur de l’autre, ce qui est bien autre chose. Au début de la saison 9, le héros pleure la perte de sa femme et songe au suicide, ce qui est très égoïste comme attitude. Il est replié sur son petit nombril, et c’est en s’en dépliant qu’il trouve le salut. Sa souffrance est certes réelle, mais très superficielle, en termes spirituels. Dans la saison 10, le héros est littéralement fracassé par la souffrance des autres, et c’est ce qui lui permet de manifester les lumières divines. Je pense que c’est en réalité le secret de la réalisation parce que je ne vois pas tellement ce qui pourrait nous fracasser suffisamment pour nous rendre perméables à l’amour divin, à part la souffrance des autres. Mais encore faut-il qu’eux-mêmes la ressentent pour nous la communiquer. Quelqu’un qui ne ressent pas sa propre souffrance ne peut pas engendrer directement de compassion en nous. C’est très étrange, mais c’est comme ça.
(Je voyais une fois une émission sur des femmes violées au Congo où une femme venait de témoigner de son martyre, et je constatais avec étonnement que je ne pouvais ressentir que très peu de compassion, car elle était spirituellement et physiquement quasi-morte, avec aucune trace visible des sévices subis, à part son air mort. C’est ce qui s’est passé d’ailleurs avec des victimes d’Auschwitz. Charlotte Delbo raconte de quelle façon tout sentiment, toute sensation les désertent. La plupart deviennent de purs automates, ils ne sentent plus, ne pensent plus. On peut avoir de la compassion intellectuellement pour ces personnes, mais comment se connecter à eux ? Il n’y a personne. Charlotte Delbo n’a connu aucune grâce là-bas, et elle n’a manifestement connu personne qui ait reçu la moindre grâce, ce qui montre que les saints présents (il y en a eu), n’ont pas pu se connecter. Pour retrouver son âme, il fallait qu’elle sorte de son corps. Et après être revenue à la vie normale, elle a mis bien du temps à se reconnecter. D’ailleurs, pour soigner ces gens, ce n’est pas la prière classique qui est mise en action, il faut un chamane qui sache où l’âme est partie et qui sache comment la rappeler. Une fois qu’elle est revenue, je suppose qu’on peut prier, car au fond, je crois qu’on ne peut prier que pour les âmes. Fin de la parenthèse).
Il y a une sorte de croyance étrange dans le néo-bouddhisme, c’est que le détachement de soi devrait entraîner le détachement des autres. Mais ce n’est pas du tout ce qui se produit. Se détacher de soi permet enfin de voir la souffrance des autres, sinon il n’y aurait pas de voie du bodhisattva. Harada Roshi raconte que le jour où sa pratique a décollé, c’est quand il a arrêté de regarder son nombril… pour s’occuper des autres. Beaucoup de pratiquants bouddhistes tentent de se détacher de leur propre nombril, mais ce n’est pas pour autant qu’ils voient les autres. On peut donc supposer sans trop se tromper que ce détachement est faux. J’ajoute, comme je le disais plus haut, que la souffrance des autres nous touche bien plus profondément que la nôtre nous touchait quand nous ne pensions qu’à nous. En conséquence de quoi il me semble que la dernière chose sur laquelle un pratiquant voudrait plaisanter, c’est ceux qu’il aime : soit son gourou, soit ceux dont il se sent responsable. Car ces deux choses sont les deux causes directes de la présence en lui des lumières divines : la dévotion envers son gourou, et son amour envers ses scarabées. Parler légèrement de ceux qu’on aime, c’est confesser qu’on est seul, c’est-à-dire en enfer. Je conçois volontiers qu’un maître zen se moque de lui-même. Mais je n’imagine pas une seule seconde Harada Roshi (ou n’importe quel maître zen) parler légèrement de son maître ou de ses disciples (ceux qu’il considère comme tels). Ou des co-disciples dont il a pu se sentir responsable à une époque.