Compassion idiote
La réalité ne correspond pas toujours aux enseignements (tels que nous croyons les comprendre). Par exemple, on nous dit qu’il faut être généreux – étant entendu que c’est la générosité elle-même qui sera notre propre récompense -. Pourtant je peux noter qu’aujourd’hui j’ai énormément de regrets sur le fait d’avoir trop donné. Sur le moment, effectivement, ce n’est pas une mauvaise sensation. Le problème, c’est que si on la compare aux regrets que ça engendre, ça ne va pas du tout. Et puis il y a pire, c’est que j’en veux aux gens. Je ne dis pas que c’est de leur faute. Je suis en train de corriger mes Lettres sur la pratique spirituelle, et je peux dire qu’il y a un certain nombre de gens là-dedans à qui j’en veux beaucoup. Il est inutile de rationaliser, de me dire que ça n’est pas correct ou quoi. Non, à un niveau absolument basique, c’est le résultat de mon action : loi des causes et des effets. J’ai fait une chose, j’en subis la conséquence, selon les lois de mon propre esprit. A la limite, l’autre n’a rien à voir là-dedans. En conséquence de quoi le remède est évidemment chez moi, pas chez l’autre. Quand je vois chez moi une tendance à donner de trop et que je la coupe, sur le moment il y a le sentiment d’une certaine restriction, qui serait à l’opposé de la satisfaction qui est ressentie en donnant, mais plus tard il y a une plénitude, qui est à l’opposé du ressentiment dont je parle plus haut. Il semble que la loi karmique soit très claire. La certaine forme de générosité que je pratique n’est pas une qualité, ça doit être plus quelque chose qu’il faudrait nommer « compassion idiote » (Trungpa en parle, c’est un poison, et c’est certainement quelque chose qu’on pratique pour avoir de la compagnie). Je ne sais probablement pas très bien ce qu’est la vraie générosité, et peut-être bien que cela suppose un retour, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire. Il y a une personne envers qui je peux dire que je ne m’en veux pas de donner ou d’avoir donné, c’est celle avec qui le retour me semble équivalent.
On nous dit que les bouddhas donnent sans compter, je suis convaincu que c’est absolument faux. Maître Philippe dit qu’il demandait toujours quelque chose en échange. Pas pour lui d’ailleurs, mais il demandait quelque chose. On voit d’ailleurs ce que ça donne avec les gosses, de donner sans compter et sans rien demander en échange, ça leur gâche totalement le caractère. Je pense que c’est le sens des samayas, dans les traditions. Il y a une obligation absolue, de la part de celui qui reçoit, qui permet de faire en sorte que le maître ne soit pas lésé. C’est évidemment au maître de s’assurer que le disciple saura conserver ses samayas.
Ensuite le retour peut être divers. Quand on s’occupe d’une plante, on attend un retour : qu’elle soit jolie et qu’on soit content de la regarder par exemple. Quand on offre un cadeau à quelqu’un, on s’attend à être heureux de son bonheur. Mais que penserait-on si l’on offrait un cadeau à quelqu’un et qu’il aille se cacher dans les toilettes pour le déballer, avant de revenir avec une mine parfaitement neutre ?
Je suis en train de penser à ce type dont Léo m’a parlé récemment. Il a passé sa vie à élever cinq enfants qui sont tous devenus de grands musiciens, mais qui n’éprouvent aucune reconnaissance à son égard malgré les efforts exceptionnels qu’il a faits pour eux, et maintenant il éprouve beaucoup de ressentiment envers eux. Il a 72 ans, et ce qui lui reste de ses enfants, c’est ce ressentiment. Je ne pense pas que ce gars soit quelqu’un de particulièrement mauvais. Il est « normal », je pense. Sa générosité lui a sans doute fait du bien sur le moment, mais aujourd’hui il en expérimente le contrecoup. S’il avait fait comme les parents normaux, il aurait comme enfants de parfaits imbéciles de son point de vue, mais leurs relations seraient peut-être meilleures. Ou ils n’en auraient aucune, mais il n’y aurait pas cette conséquences désastreuse.
Je pense que cela explique en grande partie l’attitude actuelle des maîtres. Ils n’enseignent plus le vrai dharma parce que cela engendrerait du ressentiment en eux, compte tenu de la nature des disciples actuels. Et plutôt qu’éprouver ce ressentiment, ils préfèrent voir se perdre le dharma. Au niveau de leur pratique, c’est toujours moins catastrophique.