Samsara et nirvana
On repère facilement ceux qui n'ont pas d'imaginal : ils cherchent à se satisfaire à travers la réalité samsarique. Il en résulte une conséquence tout à fait étonnante : ils collent des gens dont ils pensent le plus grand mal, et qui le leur rendent bien, parce qu'ils n'ont pas le choix. Les exemples pullulent autour de moi. Par exemple P*, à qui j'ai écrit la lettre précédemment publiée. ça fait des années qu'il continue de m'appeler alors que je lui ai dit un jour que ses histoires mille fois répétées ne m'intéressaient pas, tandis que mes histoires ne l'intéressent manifestement pas. Il en résulte des conversations d'une hypocrisie remarquable, où chacun remplace ce qu'il aurait à dire par des choses sans intérêt, et évite soigneusement de dire ce qu'il pense, alors que chacun sait très bien ce que pense l'autre. Il y a aussi K* qui pense le plus grand mal de moi et de ma "famille", mais qui me colle depuis des années parce qu'il ne connaît personne de plus intéressant - grande est sa misère, vraiment. Et puis il y a le père de Petit Elfe qui la colle depuis toujours, il vient encore d'envoyer un email pour nous montrer les photos des merveilleuses assiettes dont on lui a fait cadeau pour son PACS. Il passe sa vie à s'extasier sur des conneries, et il est heureux de nous les faire partager.
En fait, la plupart des couples et des familles fonctionnent sur ce principe. Ils supportent l'enfer ensemble pour éviter le néant de la solitude totale. Sauf quand grand-ma est vraiment trop chiante et qu'on n'a plus d'autre choix de la mettre dans une maison de vieux pour avoir la paix.
Il est bien évident que rien de tout cela n'a le moindre intérêt, mais être tout seul, cela fait vraiment trop peur. Alors on invente. On invente de belles histoires d'amour et de fraternité par-dessus la détestation généralisée, ce qui a pour vertu de laisser pulluler cette dernière. C'est ce que Mère appelle le "monde du mensonge", on peut aussi appeler ça le samsara, l'endroit où d'après le Lopön, il n'y a pas un centimètre cube qui ne soit de la souffrance. C'est clairement exprimé.
L'antidote, il existe. Cela consiste à créer son propre univers de relations parfaites (chacun les imaginant à sa façon j'imagine), et grâce au merveilleux pouvoir de l'esprit, on y est si content avec ses anges, elfes ou autres, que vraiment on n'a plus besoin des relations ordinaires, comme les ermites le démontrent si bien. Ils passent leur vie avec Jésus, Gourou Rinpoche et leur suite, il est évident qu'ils n'ont pas besoin d'aller au bistrot du coin pour s'y consoler avec d'autres âmes perdues du samsara.
Mais j'ajouterai ceci : quand on a son imaginal, on n'attend plus rien des gens, ce qui fait que peut-être - et même sans aucun doute - on devient capable de trouver des relations authentiques. Le fait de n'avoir pas besoin des autres permet paradoxalement que de vraies relations émergent, car le but n'est pas le vampirisme, c'est la gratuité du don, la joie de la rencontre (on se croirait sur une pub new-age). On a plein de choses à donner, et l'autre est capable de les recevoir. Il faut savoir que les vampires sont tels parce qu'ils ne peuvent rien recevoir. On devrait plutôt les appeler des esprits affamés, des être au gosier si petit qu'ils ne peuvent ni boire ni manger. Ils croient qu'en allant là où il y a à manger, ils seront rassasiés, mais c'est plutôt le contraire qui se produit, ils sont frustrés, et détestent l'autre - c'est ainsi que fonctionne la détestation réciproque du samsara. Chacun escompte se nourrir de l'autre, mais personne ne peut rien recevoir -. Bref, à celui qui est capable de recevoir, on donne, et il n'y a pas de limite.
J'ai imaginé un univers où il est possible que les gens aient des unions en présence d'autres gens, sans que cela semble malsain le moins du monde. Cela m'a fait réfléchir au côté malsain du voyeurisme, qui vient du fait que le voyeur espère recevoir quelque chose qu'il ne peut pas recevoir. Il est en quelque sorte dans l'illusion. En effet, il voudrait partager ce qu'il y a entre les amants, mais c'est impossible par définition. Ce qui est possible en revanche, s'il a un imaginal développé, c'est qu'il y fasse entrer ce qu'il voit et qu'il le traduise en une vision personnelle, par sa propre créativité.
C'est ce qui se passe dans le monde que j'ai imaginé. Il est habité par des sortes d'elfes, qui ressemblent plutôt à des anges, qui ont un corps subtil si développé qu'ils peuvent transcrire tout ce qu'ils voient d'intéressant chez l'autre en une expérience personnelle, qui n'exige pas de ressembler à celle d'autrui, mais qui est une création nouvelle. Lorsqu'ils parlent, ce n'est pas tellement avec des mots. Ils vivent ce qu'ils décrivent dans leur corps subtil, et ceux qui les regardent en saisissent quelque chose (ils "voient" des couleurs, des ambances, des formes, des qualités, des idées, des choses d'une infinie complexité quoi qu'il en soit... je crois d'ailleurs que c'est le mode de la relation angélique décrite par Swedenborg, je n'ai rien inventé, juste retrouvé) qui chez eux va se transformer en autre chose. Ils passent donc leur temps à s'enrichir mutuellement, d'autant qu'ils voyagent. Ceux qui voyagent, lorsqu'ils reviennent, sont accueillis par les autres d'une façon particulière. On les place au centre de l'assemblée, et chacun des autres vient relationner avec lui de la façon qui lui plaît, assez souvent par des unions, tandis que les autres regardent. Il est clair pour tous que ceux qui sont au centre vivent une expérience personnelle qui ne sera captée par personne en tant que telle, mais que l'extase qu'ils vivent fait écho chez tous les autres, chacun à sa façon. En sorte que tous vivent une grande variété d'expériences très différentes. Ils peuvent ensuite se les raconter, et cela donne lieu à de nouvelles expériences. A partir du moment où il est clair pour tous que personne ne perçoit la même chose - on peut même être certain que deux amants ne vont pas percevoir la même chose, l'expérience est en réalité particulière à chacun -, cela libère tout le monde de la croyance qu'il y aurait quelque chose à attraper. Il n'y a rien à attraper, puisque toute expérience est absolument personnelle. Comme le dit le Lopön, l'état naturel est individuel, et les visions pures ne peuvent être vues par les autres. Ceux qui regardent ne cherchent donc pas à attraper quoi que ce soit chez les amants. Ils regardent quelque chose de beau, et chacun le vit comme il veut, sans se sentir frustré du fait d'avoir pu rater quelque chose. La seule façon de rater les choses, c'est d'attendre qu'elles viennent de l'extérieur. Au contraire, si chacun se concentre sur l'effet induit par la vision, explorant son propre monde par le moyen de l'énergie reçue de cette manière, chacun est certain de vivre quelque chose d'unique, et qui d'ailleurs ne se reproduira jamais, même pour lui.
C'est comme ça que les choses fonctionnent. Une fois qu'on le sait, on n'attend plus rien de personne, ce qui permet de recevoir à la mesure de ses propres capacités, qui grandissent à raison de la concentration qu'on est capable d'avoir dans ses actes créateurs, et de donner à ceux qui peuvent recevoir.