Au sujet de l'abnégation (réponse à Sb)
Je voudrais bien que tu m'expliques comment on travaille l'abnégation quand il y a des jours où on peut à peine quitter le lit. Déjà j'ai renoncé à l'AAH à laquelle j'aurais droit depuis 5 ans car il est clair que je suis invalide à plus de 80% (j'ai un oncle invalide à plus de 80% suite à un accident, je peux te dire qu'il était capable de bien plus que ce dont je suis capable). Là je dois installer une unité extérieure de clim sur la façade. Il y a 3 trous à percer, 3 vis à mettre, un petit trou à percer dans la brique creuse au et burin pour faire passer les tuyau, en enfin 37kg à faire passer par-dessus le rebord de ma fenêtre et à descendre 1m plus bas. Le fait que ce soit au-dessus d'une véranda n'aide pas beaucoup... Mais déjà ça me paraît l'Everest. Alors que si j'étais dans un état normal, ce serait l'affaire de 3h maxi, et pas très fatigant en plus vu qu'on peut installer dans sangles en hauteur et contrebalancer avec des poids de muscu. Mais là je dois prévoir 1j pour fixer le support, 1j pour descendre l'unité, et 1j pour faire le trou des tuyaux. Je le sais, l'autre jour j'ai dû descendre l'unité extérieure du précédent support où je l'avais fixée (on était deux), je m'en suis pas remis de la journée.
Il faut ajouter à cela que je me fatiguerais volontiers si ensuite je pouvais me reposer, comme tout le monde, mais non. Si je me lève fatigué à midi et que je me retrouve épuisé à 2h de l'aprem, dans tous les cas je dois attendre 2h du matin pour dormir. Je suis donc très réticent à faire la moindre chose et pourtant il m'arrive d'en faire, parce que mon amie ne peut pas tout faire. Alors il m'arrive de laver la cuisine, de tondre, de désherber, de fabriquer des cabanes pour les lapins ou des bacs à tomates, de repeindre des murs, toutes choses me demandant 2 ou 3h et qui vont me laisser ensuite pour une dizaine d'heures dans un état ou personne ne veut être. Debout ou couché, c'est pareil.
Mais il y a eu pire, il y a un an et demi, quand je me faisais des jus, il me fallait 30mn pour laver l'extracteur, et encore je devais être assis. Mon amie ça lui prenait 5mn. Ensuite je devais passer quasiment toute la journée couché ou sur un transat, dans un état où même couché, on a mal. A partir d'un certain point, l'épuisement devient un douleur physique qui peut être extrêmement pénible, surtout si l'état du système nerveux rend le repos impossible. Même couché, tu sens que tu continues à perdre de l'énergie. Pour te donner une comparaison, imagine que tu reviennes de l'ascension du Mont Blanc, et là on t'enferme dans une cage qui t'oblige à rester debout. De temps en temps, tu peux dormir 45mn, et puis ensuite on te remet debout. Je peux te dire que faire quoi que ce soit dans cet état, c'est de l'abnégation. Je sais ce que c'est qu'être en bonne santé. A choisir, je prends 12h de travail quotidien en service à la personne, sachant qu'ensuite je pourrais aller dormir, plutôt que mon état de l'an dernier. Je me prenais même à envier les gens qui revenaient de l'Everest et qui mettaient 1 mois à s'en remettre. Mais au moins ils pouvaient dormir J'ai envié les petits vieux de 90 ans qui prenaient le café dans leur jardin, et même les mémées en déambulateur, parce que eux, quand ils sont fatigués, ils peuvent dormir. Et à tout prendre, ils étaient en meilleure forme que moi. Depuis 5 ans, j'ai 90 ans, mais pendant 4 mois, j'ai expérimenté l'état où on se trouve quand on a 100 ans et plus. Nous n'allions plus à Arcachon parce que le restau en bord de mer c'était un véritable martyre.
Donc tu ne m'en voudras pas si je prétends que, question abnégation, j'ai appris ma partie. Maintenant, la seule question pour moi est d'avoir assez d'énergie pour pratiquer, car je n'ai aucune certitude d'aller mieux un jour. Il faut que je raisonne comme si j'allais continuer à avoir 90 ans jusqu'à ma mort. Tu peux ajouter à tout cela un certain lâcher-prise, au sens littéral. Je lâche régulièrement des objets, je ne sais pas comment. Je ne me souviens plus des noms, et même souvent des mots courants, et je m'en fous. La mort, je connais, je l'ai en quelque sorte vécue, sous son pire aspect, celle qui est sans Dieu. J'ai vu que si on n'a pas réalisé la claire lumière de son vivant, c'est la merde, vraiment la merde. J'ai vu aussi que c'était la condition humaine ordinaire, pas l'exception.
Les petits vieux qui sont morts dans les EHPAD sans pouvoir avoir leur famille avec eux. Ceux qui sont morts d'épuisement ou de maladie dans les camps de travail, ou sur les routes. Ceux qui naissent avec des malformations génétiques qui font de leur vie un martyre. Ceux qui travaillent 18h par jour pour ne pas pouvoir nourrir leur famille... Il faut y ajouter tous ceux qui souffrent diversement et dont les souffrances n'auront de fin qu'à leur mort. Tout ça je suis prêt à parier que c'est plus de 50% de la population du globe.
Et nous, Occidentaux, qu'est-ce qu'on fait ? On apprend à nos enfants que la vie est un divertissement sans fin, un lieu de plaisir. Quelle honte. Quelle misère. Et surtout, quelle misère pour eux, le jour où ils apprendront la vérité parce qu'elle leur tombera dessus. Ils n'auront rien à quoi se raccrocher. Tu m'étonne que des tas d'ados soient suicidaires.
Bref, je crois que mes pratiques préliminaires sont un succès, dukkha, le samsara, la condition humaine, la valeur du dharma... je bosse encore sur les paramitas, notamment ce qui a trait à la gratitude. Développer la gratitude d'avoir une vraie vie de merde, c'est pas si simple. Et tu vas rire, parfois je rêve de pouvoir aller aider dans des associations, malheureusement, quand tu peux même pas faire ce que t'as à faire, c'est juste de la SF.
Voilà voilà.