Pas doué pour le bonheur
Je viens de traîner sur divers sites proposant des pratiques corporelles, finalement toujours présentées comme la panacée universelle, et cela semble de plus en plus populaire. Ce qui est inquiétant quelque part, c'est qu'ils trouvent de plus en plus de trucs, de techniques, de méthodes etc... pour se sentir bien, en sorte qu'il devient sans doute de plus en plus difficile de voir ce qui ne va pas. En les lisant, la plupart vont se dire "oui c'est vrai, la vie ce n'est rien d'autre que ça. Il n'y a rien d'autre que le corps". Il s'agit bien sûr d'un corps intelligent. Moi aussi je le répète : il n'y a que le corps. Mais nous ne parlons manifestement pas du même. Celui dont je parle englobe le corps physique et s'étend de toutes parts autour de lui, sur des distances indéterminées, sachant que 10m de tous côtés serait le minimum. Et ce corps n'est pas un fantasme. C'est manifestement de lui dont parle Lusseyran quand il décrit le monde qu'il "voit". Ce corps-là semble devenu totalement hors de portée pour nos contemporains, d'autant plus que plus personne n'en parle.
Je suis en train de lire un livre d'un autre aveugle "Je veux croire au soleil" de Jacques Semelin. C'est terrible, parce que ce type est vraiment handicapé. Il faut dire qu'il est devenu aveugle sur le tard, en même temps il a su à 16 ans qu'il le deviendrait, il aurait pu songer à changer d'univers. Mais non, il s'est accroché jusqu'au bout à l'univers des voyants, et devenu aveugle, il continue à fonctionner selon cette logique. C'est la définition du handicap. et la recette du malheur comme on s'en doute. Si n'importe lequel d'entre nous se met un bandeau sur les yeux, il se retrouve dans la situation de ce gars. Et encore, je crois qu'on pourrait mieux faire. Il part à Montréal 2 mois, où il a loué un studio. Il se fait conduire à l'épicerie. Le mieux qu'il trouve à faire c'est de ne plus retrouver la porte de son immeuble au retour. Bon, le gars il est aveugle, il est au courant que ça va arriver. En principe, il prend des marques, un poteau, un grillage, un certain nombre de pas... enfin, n'importe quoi mais quelque chose. Ensuite il se fait conduire à la Fac (il est prof) et il s'inquiète de retrouver son chemin. Pourquoi ne compte-t-il pas ses pas au lieu de discutailler ? Lusseyrant "voyait" tous les objets qui pouvaient se présenter devant lui, là on est juste à 3 milliards d'années lumière de ce type de perception. A aucune endroit il n'indique une perception qui serait différente de ce que perçoit un voyant pas trop balourd. Ce qu'il perçoit des gens, des voix etc... rien que de très ordinaire.
Mais le pire n'est pas là. Le pire, c'est qu'il déteste les gens, le monde entier. Il ne le dit pas, il ne s'en rend même pas compte, parce qu'il est exactement comme tout le monde : normal.
Voici ce que dit Lusseyran sur la condition fondamentale de aveugles : "Il n'est pas un souvenir important de ma vie auquel un autre être ne soit mêlé. Vais-je m'en plaindre ?
Il est dans l'ordre des choses qu'un aveugle ne puisse jamais rien faire seul jusqu'au bout. Il vient toujours un moment dans ses jeux comme dans son travail, où il a besoin de la main, de l'épaule, des yeux ou de la voix d'un autre. C'est un fait. Mais est-ce, pour lui, mauvaise ou bonne fortune ?
J'entends des aveugles dire que cette dépendance est leur plus grande misère, qu'elle fait d'eux des parents pauvres, des suiveurs. Il en est même qui regardent cette dépendance comme une punition supplémentaire — et naturellement injuste qui l'appellent une malédiction. Laissez-moi dire qu'ils ont deux fois tort.
Ils ont tort pour eux-mêmes, car ils se torturent sans cause. Ils ont tort devant la vie, parce que ce sont eux qui font de cette dépendance un malheur.
Hé quoi ! Pourraient-ils désigner, ces aveugles tristes, un seul homme au monde — eût-il ses yeux — qui ne dépendit pas d'un autre ? Qui ne fût pas dans l'attente de quelqu'un ? En soumission par rapport à un être meilleur, plus fort, ou seulement absent ? Qui ne fût pas plus grand ou plus petit, c'est-à-dire, dans l'un et l'autre cas, étroitement lié à tous les autres ? Vraiment, de quelque matière que soit fait le lien — qu'il soit de haine ou d'amour, d'envie, de pouvoir, de faiblesse ou de cécité —, ce lien, c'est notre condition. Aussi le plus simple est-il de l'aimer.
J'ai toujours aimé qu'un autre soit près de moi. Cela va sans dire : je m'en suis irrité quelquefois aussi (il est des intimités que je supporte bien mal). Mais, au total, je suis redevable à la cécité de m'avoir forcé au corps à corps avec mes semblables, et d'avoir fait de lui, bien plus souvent un échange de force et de joie qu'un chagrin. Les chagrins que j'ai eus, presque toujours je les ai eus dans la solitude".
Tout est dit. Semelin est de ceux qui refusent leur condition et qui détestent de devoir se faire aider. Parce qu'il déteste les autres. Ces braves autres qui font vraiment tout leur possible pour lui être agréable. Mais pendant ce temps, il ne rêve que de faire les choses seul.
Plus je lis, plus c'est envers eux que j'éprouve de la compassion, bien plus que pour lui, Lui, il est dans sa merde, qu'il entretient à plaisir, c'est son droit. Bon, je n'en suis qu'au tiers du livre, mais jamais il ne dit à quel point il est reconnaissant. Envers les autres et envers Dieu. Envers Dieu surtout qui l'a mis dans une situation qui lui permet de voir le bien chez les autres. Car tous ceux qui viennent l'aider, forcément ce sont les plus serviables, les plus gentils. Comment les trouverait-il s'il devait les trouver par lui-même ? Il est automatiquement mis en contact avec ce que l'humanité fait de meilleur, et quoi ? Il n'est pas content. Il veut être seul.