Mon père
après avoir visité votre site, je souhaiterais vous faire part d'un problème qui me turlupine (je souhaitais en parler au prêtre de ma paroisse, mais c'est un polonais pour qui le français est encore assez difficile, bien qu'il parle couramment).
Pour vous résumer ma situation, j'ai appliqué la méthode bouddhiste au christianisme. Le vrai bouddhisme tibétain est inconnu du public, qui ne connaît pas les vraies méthodes et ne les pratique pas. Il s'appuie sur une relation personnelle avec le fondateur de la lignée, qui généralement est parti en corps d'arc-en-ciel (quelque chose que vous ne semblez pas connaître), dont le seul exemple connu dans le christianisme semble être... Jésus. Mais là n'est pas l'important. Dans cette méthode, on pratique le stade de génération, qui consiste pour faire simple à générer dans son esprit le Royaume des Cieux correspondant au fondateur de la lignée (puisqu'ils ont tous un "Ciel" habité de nombreux êtres spirituels à leur service). Il s'agit de développer une forme de perception imaginale, qui mêle le sensible et l'intelligible. Ensuite, il y a le stade d'accomplissement, qui résorbe ce qui est sensible et conduit au monde intelligible. De là, des "lumières" se développent spontanément, en dehors de toute opération mentale ou imaginative, qui dévoilent la nature réelle de l'univers régénéré (et non de l'univers déchu) qui apparaît comme un champ infini d'esprits angéliques résidant dans la lumière incréée, et le corps physique lui-même se résorbe dans cette lumière, le meilleur résultat étant le corps d'arc en ciel du grand transfert, la personne monte au "ciel" (comme dans l'ascension) sans même passer par la mort physique. Si vous lisez l'histoire de Gourou Rinpoche, c'est ce que vous trouverez, mais il y en a eu d'autres, dans d'autres lignées.
Quoi qu'il en soit, la documentation n'étant pas assez fournie, j'ai pensé qu'il était impossible à un Occidental d'appliquer cette méthode telle quelle, j'ai donc choisi de l'appliquer au "Ciel" chrétien, sur lequel nous avons en revanche une immense documentation, avec tous les écrits des Saints. Ce qui revient dans les fait à appliquer une méthode d'oraison quasiment thérésienne, à ceci près qu'on en connaît tous les tenants et les aboutissants, et qu'on a une connaissance infiniment plus précise de ce qui est censé se produire au niveau du composé corps/âme/esprit (c'est le génie propre du bouddhisme d'avoir étudié cela avec la plus grand précision). Cela permet aussi d'avoir une méthode bien plus complète, puisque les choses ne sont plus décrites en termes subjectifs (comme dans le Château de l'âme) mais en termes objectifs : signes de la claire lumière et degrés de cette dernière, il y a 3 grands degrés, claire lumière de la méditation, claire lumière du sommeil, claire lumière de la mort.( Les chrétiens seraient surpris d'apprendre que l'on peut avoir la vision béatifique de son vivant, mais évidemment c'est très très difficile. Tout est exposé dans Claire lumière de Félicité de Kelsang Gyatso. Le bouddhisme fait parfaitement la différence entre ce qui est de l'ordre de l'Essence et de la Personne. La différence entre bouddhisme et christianisme, c'est que le bouddhisme reconnaît une infinité de personnes divines ou bouddhas (et non pas seulement trois), partageant une même essence. Pour eux, Jésus est l'un de ces bouddhas).
J'en reviens à la raison de mon email. Pour ma part je suis évidemment un débutant, dans le parcours que je viens de vous exposer. Cependant j'ai pu finalement identifier la nature des "visions intellectuelles", par opposition aux visions sensibles, avec les "visions imaginales" entre les deux. Et j'ai "vu" que les Saints sont tout entiers dans le monde intelligible, alors que les êtres ordinaires sont tout entiers dans le monde sensible. En sorte qu'ils croient employer les mêmes mots, alors que les réalités qu'ils désignent n'ont rien en commun. En effet, quand un croyant ordinaire va parler de Jésus, il va parler au mieux d'une impression sensible (la "sensation d'une présence"), au pire d'une idée du mental. Quelques uns ont des impressions imaginales (ils sont très rares, puisque cela suppose une proportion de vision intellectuelle mêlée à l'impression sensible). En posant quelques questions, on peut de toutes façons voir très vite où se situent les personnes dans ces modes de perception, car la vision intellectuelle développe le désir de souffrir pour Dieu, ce qui est une idée totalement étrangère à tous les chrétiens que j'ai pu rencontrer jusqu'à présent (mais j'ai vu surtout des laïcs, des prêtres, ou des documentaires sur les religieux).
Ceci pour en venir où ? Au fait qu'on voit qu'il y a deux types de chrétiens : les saints, manifestement prédestinés (plus on creuse, plus on trouve d'interventions surnaturelles dans leurs vies), et les gens ordinaires, qui n'ont pas la moindre idée de ce dont il s'agit. Entre les deux, il y a peut-être des religieux, qui, ayant expérimenté la nuit des sens (par le fait de la vie religieuse), n'ont pas expérimenté la nuit de l'esprit (qui est un fait de la grâce), et se trouvent donc encore très vacillants au final. Ils se trouvent donc encore, en réalité, dans la catégorie des gens ordinaires, un peu améliorée. Et s'ils expérimentent la nuit de l'esprit, ils vont passer dans la catégorie des saints (ou retomber).
Ceci pour dire qu'il n'y a pas vraiment de catégorie intermédiaire, mais surtout, aucun moyen pour le citoyen lambda de parvenir à la sainteté si la grâce efficace ne lui tombe pas sérieusement dessus. On voit très bien en regardant autour de soi que la grâce actuelle ne sert à rien du tout. Autrement dit, si l'on n'est pas inscrit sur la liste des prédestinés et qu'on est chrétien, on n'a aucun moyen d'avancer. Au mieux, on va chez les Chartreux pour expérimenter la nuit des sens, et on finit dans l'acédie. Car de toutes façons, la nuit des sens, sans la grâce efficace, ne donnera rien.
Evidemment tout le monde s'imagine inscrit sur les listes du Ciel, mais il suffit de regarder autour de soi que presque personne ne l'est. Le résultat de tout cela, c'est que les chrétiens ne développent aucune méthode réellement efficace pour avancer, sous prétexte que la grâce fait tout. Oui, elle fait tout pour 0,1% ou 0,01% des chrétiens. Et pour les autres elle ne fait rien, et je pèse mes mots. Le bouddhisme m'a appris à observer les faits, et non les paroles édifiantes. L'autre jour, un couple responsable du catéchisme dans ma paroisse est venu prendre le thé chez nous, le thème de la conversation était la souffrance. La dame m'a lu doctement un texte expliquant qu'il fallait offrir sa souffrance à Dieu. Comme je l'avais vue en souffrance le lundi précédent à cause de son chat, je lui ai demandé "Avez-vous pensé à offrir votre souffrance à Dieu ? - Ah non, c'était impossible sur le moment". Voilà le résultat de 60 ans d'une vie très chrétienne. A partir de là, non seulement demander à souffrir pour Dieu était inimaginable, mais en outre il n'y en avait nul besoin pour devenir saint. C'est le discours tenu par tous. Pourtant, on chercherait en vain un saint qui ne l'a pas demandé, premièrement parce que, être chrétien, c'est imiter Jésus, deuxièmement parce que c'est la méthode la plus facile pour développer l'amour qui purifie tout. Les pranayamas, ça marche, mais c'est plus difficile.
C'est pour cette raison que je dis qu'il y a les saints, ceux qui sont tellement heureux de souffrir pour Dieu qu'ils le demandent, et les autres, les stoïciens et les épicuriens du christianisme (comme ce prêtre orthodoxe qui m'a dit l'an dernier qu'on pouvait être un bon chrétien en ayant une vie très heureuse). Mais en quoi ces gens sont-ils chrétiens je me le demande ? Ils n'ont rien conçu dans leur esprit qui soit opérant, ils n'ont aucune vision intellectuelle concernant les mystères de la foi, ils n'ont d'ailleurs pas la moindre idée que ça existe. Ils ne sont absolument pas en état de comprendre et encore moins de mettre en pratique le moindre des enseignements de Jésus. "Aime ton ennemi". "Heureux sera-vous si l'on vous insulte et si l'on vous persécute en mon nom". C'est de la pure science-fiction.
Et si l'on essaie de propose une méthode qui permettrait d'accéder à ces mystères, on se fait accuser de pélagianisme. Mais ce n'est pas une affaire doctrinale. Que fait-on si l'on veut absolument connaître Dieu, mais que la grâce efficace ne se présente pas ? Je connais des gens qui sont dans cette situation, qui ont une véritable aspiration. L'Eglise leur dit "travaille et tais-toi". C'est une réponse grotesque. Combien de religieux perdent ainsi leur vie ? On nous dit "cette religieuse a été brave toute sa vie, elle sera sauvée". C'est un voeu pieux. Les "signes" de la Sainteté sont des choses claires, soit on les a, soit on ne les a pas. Si on est resté une personne ordinaire, je ne sais pas dans quel paradis on va aboutir, mais ce n'est certainement pas dans celui que ces religieux auraient souhaité atteindre quand ils sont devenus religieux.
Tout le monde s'inquiète d'évangéliser les autres, mais pour les amener où ? Personne ne change réellement. Personne ne connaît la méthode pour changer, et surtout personne ne s'inquiète de la trouver, puisque tout le monde se croit sauvé. Au final, le christianisme est encore plus élitiste que le bouddhisme, et en plus, c'est un élitisme de naissance. On est Saint dans le décret divin, ou jamais.
Avez-vous remarqué que parmi ceux qui font ça, personne ne change ? Au contraire, une telle pratique ne fait qu'ajouter des couches de mensonge, puisqu'il s'agit simplement d'un déni de la réalité. La volonté ne peut pas enlever ces pensées, elle ne peut que les refouler. Sans le concours de la grâce efficace qui met réellement en lumière la profondeur de l'être et l'amour infini de Dieu, rien ne peut changer, les êtres ne font que s'agiter un peu plus dans le samsara.
Vous dites que le yoga est anti-chrétien, ce faisant vous enlevez aux chrétiens toute chance d'évoluer. En effet, le yoga et toutes les méthodes naturelles ont un autre usage que l'auto-déification : le fait de se rendre accessibles à la grâce divine, en devenant capable de concevoir dans son esprit le Royaume des Cieux par une transformation réelle de l'être. Je pense que la plupart des saints (je passe mon temps à lire des biographies de saints) sont des gens qui, de naissance, ou plus tard par l'intervention d'une grâce efficace, ont accès à la vision intellectuelle. Ensuite, tout est facile. Mais pour quelqu'un qui ne l'a pas, rien n'a de sens, rien ne peut être fait, rien n'évolue. Il n'y a pas de réceptacle à la lumière divine.
Il faut donc distinguer deux choses : le réceptacle et la lumière. Dire que l'on peut recevoir la lumière sans réceptacle, c'est un non sens, or finalement c'est le discours que nous tiennent tous les prêtres et tous ceux qui essaient d'évangéliser les autres. Je ne comprends pas que personne ne s'inquiète de ce fossé existant entre les Saints, qui sont capables de mettre en pratique l'enseignement de Jésus, et les gens ordinaires, qui n'ont aucun accès aux splendeurs du Ciel et qui ne peuvent que devenir pharisiens, car n'étant pas des réceptacles corrects de naissance, et n'ayant aucun moyen de le devenir. Si quelqu'un s'intéressait vraiment au salut des gens, ne se préoccuperait-il pas de cela ?