Extraits de correspondance
Je ne prétends pas faire de la télépathie et connaître les pensées verbales des gens, ni même la façon dont ils vont réagir à quelque chose d'inattendu. Par contre je sais très bien comment leur corps réagit à ce qui se passe autour d'eux, ce qui va induire forcément un certain type de pensée, la plupart du temps inconsciente. Ensuite je peux voir l'écart qu'il y a entre leur ressenti et leur discours, qui est évidemment très signifiant.
Exemple : Je suis dans le métro avec A et B. Un peu plus loin, une fille tombe les fesses par terre en ratant son strapontin, et se relève l'air de rien. Dans le même temps, je ressens le corps de A qui a une réaction de souffrance et le corps de B qui ne réagit pas. Ils pourront ensuite me tenir le discours qu'ils voudront, je sais que A connaît la compassion et que B ne la connaît pas. Si B me tient de grands discours sur la spiritualité, j'estimerai que ces discours sont inauthentiques et qu'ils ne font que remplir son vide existentiel. Là je peux dire que je sais en gros ce que B a dans la tête : il essaie de fuir ses problèmes en me prenant à témoin de ses grands discours, et dans le même temps il a peur que son subterfuge soit découvert. Et comme en réalité son subterfuge est découvert, inconsciemment il me déteste, tout en prétendant être mon ami. Et toutes les histoires qu'il va me raconter, de ses relations avec les autres, ce ne sont que d'autres subterfuges où il s'est mis en scène et qui sont faciles à décoder, et à travers tout ça, je peux aussi entendre soit le désir d'en sortir, soit le désir de ne pas en sortir. Je peux aussi savoir ce qu'il entend de ce que je lui dis, les conclusions qu'il en tire inconsciemment, et l'usage qu'il en fera probablement. Pendant tout ce temps je peux aussi observer A, savoir s'il a conscience de tout ça ou non, et observer l'interaction entre les deux en fonction de ce dont chacun a conscience etc...
Mais je n'en déduis pas le numéro de leur compte en banque.
(...)
Il me semble plutôt que c'est un plus, la suite du chemin. Certains ont besoin de gravir les premières marches pour accéder aux suivantes, si ce n'est à la plus haute, là où il n'y a plus de marches du tout. Si on leur enlève les premières marches, ils ne se retrouveront pas instantanément sur les plus hautes, au contraire, ils tomberont. On ne peut se dire que ces marches sont "sans grande valeur", c'est grace à elles qu'ils tiennent, en attendant mieux ... ou pas)
Disons que ces marches les aident à tourner dans le samsara. Les seules vraies premières marches sont celles qui mettent un individu en contact avec sa sensation. Pour ce qui est du reste, ça les fait tenir mais pour aller où ? Dans l'incarnation suivante où ils vont tenir encore toute leur vie et ainsi de suite ? Par contre, celui qui tombe une bonne fois pour toutes a peut-être une chance de se relever. Chepa a dit un jour à sa sangha "vous n'avez pas assez souffert". Et lorsqu'il fait acheter un centre pour y emmener ses disciples, tel que je le connais, ça n'est pas pour les faire tenir, c'est pour leur rendre la vie impossible. De toutes façons il a dit lui-même que le rôle du bodhisattva c'était d'attirer les gens et ensuite de leur faire subir autant d'épreuves que nécessaires (dont ils s'enfuiraient s'ils en avaient la possibilité).
Mais bon, je sais qu'un psy n'est pas un bodhisattva. Je sais en revanche que du point de vue du bodhisattva, aider les gens ça n'est pas les aider à tenir au contraire c'est les aider à tomber, c'est bien pour cette raison que la psychologie n'est pas une branche du bouddhisme tibétain.
Juste un dernier mot. Les autres existent et là où ils en sont. Et là où ils en sont, leur réalité a du sens, pour eux ...
En fait tu penses (par défaut, c'est-à-dire pas absence de la cognition inverse) que le passage entre l'existence samsarique et l'existence nirvanique se fait en douceur et sans faire de vagues. Effectivement il y en a qui essaient de le faire croire, mais si on y regarde de plus près, ça n'est pas du tout ce qui se passe. La raison, c'est qu'au moment où tu entames le stade de génération (ce que personne ne fait réellement parmi les occidentaux, c'est pour cette raison qu'il n'y a pas de référence), tu es contraint de changer d'univers. Kelsang Gyatso en explique les modalités externes dans son "guide du pays des dakinis", mais ça ne laisse rien supposer de ce qui se passe au niveau interne, où l'on devient parfaitement allergique au mensonge. Les Rinpoches parviennent à développer une sorte d'indifférence totale et n'écoutent rien, cela dit ils ne vivent pas réellement en société, car ils sont toujours entourés d'un rempart de moines et de disciples. Pour ce qu est des pratiquants qui vivent réellement en société, il y a des gens comme Nisargadatta, tu n'as qu'à regarder les videos, il a l'air à moitié fou et dans les entretiens, il dynamite tout le monde. Il y a aussi UG qui dans un autre genre n'est pas inintéressant.
Ce que je veux dire, c'est que si tu parviens à déclencher un quelconque processus spirituel qui te sort du samsara, tu vas secouer sérieusement le samsara autour de toi, et tu n'auras pas le choix. Dieu ou quelle que soit sa dénomination n'est pas à notre service, on serait plutôt à son service. Hallaj n'a rien choisi, et tous ceux qui ont fini comme lui. Si tu as une véritable aspiration, tant que tu veux arrondir les angles, ménager la chèvre et le chou, et passer pour un bon gars, ça ne peut pas marcher. Pour générer un univers pur, il est nécessaire de rompre radicalement avec tout ce qui est d'essence samsarique, et ça fait beaucoup de remous. Comme le dit le Lopön, la sagesse ne peut pas coexister avec l'ignorance, et si on veut avoir une chance de développer la sagesse, on ne peut pas vouloir se conserver un peu d'ignorance pour "communiquer" avec ses "semblables" (avec lesquels il n'y a aucune communication en réalité, et qui sont de véritables fantômes).