Extrait d'email, les mots et les choses
(Chez toi) les opinions, les interprétations et les expériences se mélangent, ce qui va faire qu'au final, tu vas avoir un mal fou à t'y retrouver. Je parle de toi, parce que moi je n'ai strictement aucune opinion sur toi. Parce qu'en fait je n'ai aucune grille de lecture et je n'en construis pas. Je lis tout ce que tu me dis, je ne « pense » rien, sauf que parfois, comme ce matin, il y a un certain nombre d'éléments qui se mettent ensemble tout seuls et me permettent de dire : « Tiens, elle met trop vite les mots sur les choses ». Je n'en conclus rien pour le reste, je peux juste t'expliquer en quoi ce point précis est ennuyeux.
Il faut savoir que les mots sont importants, ce ne sont pas « juste » des mots comme tout le monde le dit. Tout le bouddhisme est construit sur des réalités qui sont été exprimées à l'aide de mots. Par exemple, si dans le dzogchen on dit « En restant dans l'état naturel et en contemplant les visions de thögal, on finit en corps d'arc-en-ciel », ça a un sens. Il y a deux termes à définir : « état naturel » et « visions de thögal ». Crois bien que dans les textes, ils les définissent avec des centaines de caractéristiques. Si tu t'éloignes d'une caractéristique, c'est autre chose, et le résultat n'est pas le corps d'arc-en-ciel. De même, si tu prends le Canon Pali, les enseignements du Bouddha, c'est horriblement compliqué. Ce qui n'empêche pas des tas de gens d'aller raconter qu'ils en sont au 8è jhana (l'état du Bouddha), parce qu'ils ont lu un texte et qu'il leur a paru que ça ressemblait à leur état. Le même genre de personnes qui vont dire qu'elles en sont à la 4è vision de thögal.
Pour ma part je n'en suis pas à lister les caractéristiques de l'état naturel d'après les textes originels, ni à expliquer le Canon Pali. Il faut commencer par là où on en est. Essayer de voir si les termes usuels qu'on emploie ont un sens, ou si on les a mis là parce que c'était pratique. Mais une fois qu'on a mis un mot sur une chose, attention, ça la fixe. C'est comme les fondations d'une maison.
La tendance naturelle c'est que quelqu'un nous raconte un truc et on va se dire « c'est ceci ou c'est cela ». Tout le monde le fait. C'est pour ça que tout le monde a faux.
Il faut oublier tout ce qu'on sait et repartir de la base, pour avoir des mots corrects. Par exemple, untel qui te dit « les anges me parlent ». C'est quoi un ange, au juste ? Il y a des gens qui ont réfléchi intensément à la question et qui ont utilisé ce mot pour désigner une réalité très précise. Si on emploie ce mot pour autre chose, on se retrouve seul, rien ne peut nous aider. Si on prend leur définition à eux, on peut ensuite se servir de leurs écrits pour se diriger.
Par exemple dans le bouddhisme, il y a les vents canaux et gouttes. Si on peut discerner précisément ce qu'ils entendent par là, alors ensuite on peut utiliser toute leur expérience pour se diriger. Mais attention, si on se trompe, on ira n'importe où. J'ai mis des années à m'assurer de la réalité que ça désignait dans leurs textes, ainsi que chakra, canal central etc... Une fois que la base est sûre, tu peux commencer à ajouter d'autres mots. « Hypnose » je ne sais pas ce que c'est, ça me semble un cas particulier, mais transe, je sais ce que c'est, c'est un mouvement de vents en dehors du canal central qui altère l'état de conscience. Défini comme ça, on peut en déduire immédiatement tous les inconvénients, et on comprend toutes sortes d'aberrations qu'on peut constater autour de soi.
Il faut revenir au principe des choses, la physiologie subtile de base, comprendre comment ça marche, bâtir peu à peu un modèle à partir de tous les témoignages qu'on peut lire et de sa propre expérience, en essayant d'en dégager les faits (et sans croire les interprétations données par les auteurs).
Comme disait mon lama, le bouddhisme, ça n'est pas un immeuble où on peut rentrer la la fenêtre. Il y a une porte, un rez de chaussée, des étages, etc... Mais aujourd'hui tout le monde essaie d'entrer par la fenêtre. Les tantras, le dzogchen. Mais il faut comprendre comment ils ont conçu le truc. On ne peut rentrer par la fenêtre que si on est certain d'avoir tous les étages du dessous. Sinon, ça n'est pas le même bâtiment.
C'est ça la difficulté d'avoir des expériences qui viennent du ciel. On n'a pas de modèle. Dans le meilleur des cas, si tu trouves un maître omniscient (mais vraiment omniscient), il peut voir tout ton bâtiment, les étages qui manquent, les fenêtres à remplacer... Une autre possibilité c'est de faire comme tout le monde, suivre son petit bonhomme de chemin en espérant que tout ira pour le mieux (les exemples qu'on a sous les yeux ne sont pas super encourageants je trouve, même si évidemment il y a des gens comme Ramana qui s'en sont bien sortis. Mais combien de Ramana pour 100 Satprem ?). Dernière possibilité, prendre son courage à deux mains et essayer de donner un sens à tout ça, en essayant de ne pas sauter dans le premier truc venu à pieds joints. Il y a des livres, écrits par des maîtres ou des saints. On a vraiment beaucoup de choses sous la main. Mais il faut les comprendre. Et donc pour les comprendre, il faut déjà partir de la base : on ne sait rien, on ne sait pas de quoi ils parlent. Pour le coup, il faut vraiment arrêter son mental pendant qu'on lit. Si on fait ça, et qu'on ne cherche pas des interprétations, en principe ça se met en ordre tout seul.
Pour ce qui est de l'état naturel du dzogchen, cela fait 20 ans que je cherche. J'ai une direction, mais je sais que je n'ai pas tous les éléments. Pour les visions c'est pareil, il y a beaucoup de fausses et peu de vraies. J'ai une idée de ce que peuvent être les vraies, mais j'attends de voir, là aussi il manque des éléments.
La vérité de tout ça, c'est que malheureusement la vue conditionne l'expérience. Par exemple Solaris ne reconnaissait pas l'importance métaphysique des autres et de l'aspect personnel, ça a totalement conditionné son expérience.
Il y a comme ça un certain nombre de données fondamentales à dégager (qui sont à peu près dans mon livre je pense), sur la physiologie subtile, Dieu, les anges, les différentes étapes de la réalisation, la substance spirituelle, la bonne et la mauvaise dualité... à partir de là on a une grille de lecture de base qui permet d'aller beaucoup plus vite, et de juger des choses ou des gens plus rapidement. Par exemple, tel chercheur, on voit qu'il ignore telle et telle donnée fondamentale, autrement dit que sa vue est fausse ici et là. On sait automatiquement ce qu'est sa réalisation, ou du moins ce que cette dernière ne contient pas (sauf quand on a affaire à un cas très au-dessus de nous comme Ramana qui utilise mal les mots).
Quand je dis quelque chose sur tel chercheur, ça ne vient pas de nulle part, mais d'une grille de lecture établie au plus près des faits concrets. Cette grille n'est pas mentale, c'est une expérience qui est mise en mots. Elle a un sens.
Avoir cette grille nous est d'une utilité infinie car on peut alors utiliser toutes les connaissances de ceux qui nous ont précédés. Sinon, on ne peut pas, parce qu'on lit des livres et on invente autre chose. Comme tout le monde. Tu as peut-être étudié Platon en Terminale. Mais imagine-toi qu'on nous en dit absolument n'importe quoi, plus personne ne le comprend. Les gens lisent une chose, croient savoir ce que c'est, et après c'est foutu. Tout est comme ça.