Le Père Cleopas
Je viens de relire Le Père Cléopas, le genre de livre qu'on n'a jamais assez lu. Comme à la fin de chaque livre, je me suis demandé ce que j'avais appris. Et cette fois, j'ai été plongé dans une perplexité sans fond qui m'a empêché de dormir pendant trois heures la nuit dernière.
A n'en pas douter, je suis un mauvais chrétien. A supposer que je sois chrétien. Mais qui l'est aujourd'hui ? Je veux dire, qui peut l'être ? En effet, ce qui m'est apparu dans ce livre, ce sont les bases de l'Eglise telles qu'elles ont été posées par le passé, bases nécessaires à son fonctionnement. Or il me semble que deux de ses piliers ont disparu, je ne sais combien il y en a, mais ces deux-là sont importants.
Le premier, c'est bien sûr l'intrication du monde surnaturel et du monde physique, qui n'apparaît déjà plus si clairement au XXè siècle, mais qui est vraiment éclatante au XIXè siècle, dans des biographies qui se veulent plutôt bien documentées. Je veux dire que nous ne parlons pas là de Légendes dorées, mais d'efforts louables de personnes ayant recueilli tous les témoignages possibles. Et il y apparaît que le monde surnaturel y intervenait aussi souvent et facilement que les chats de mes voisins dans mon jardin, c'est-à-dire tout le temps. Quelqu'un se retrouve-t-il en prison ? Il en sort par les murs ou je ne sais comment (quoique, au XXè siècle c'est encore très courant). Un moine est-il malade ? Pas besoin de médecin, la communauté prie pour lui et il est remis dans la journée. Pas besoin de manger ni de boire ni de dormir, d'ailleurs. Enfin, j'exagère à peine, Même les enfants peuvent vivre d'une vie surnaturelle et suivre la règle des moines. Tout cela grâce à quoi ? Et j'en arrive au deuxième pilier : à la prière des Frères.
Dans une véritable communauté chrétienne, on ne prie pas pour soi, on prie pour les autres. Aujourd'hui, si un saint nous disait "Priez pour moi", nous nous dirions "Qu'a-t-il besoin qu'on prie pour lui puisqu'il est saint ?". Mais ça ne marche pas comme ça. Ce qui est au fondement du christianisme, c'est la relation hypostatique. J'aime l'autre en tant que Personne, parce qu'il est le reflet de la Personne de Jésus. Prier pour moi, cela me prive de cette relation, et puis d'ailleurs si je ne sais plus aimer les autres en tant que Personnes, il y a de fortes chances que je sois incapable d'établir une relation correcte avec Jésus, qui est en quelque sorte la Personne absolue. Je vais me mettre à le prier pour ses Attributs, c'est-à-dire pour le bien qu'il peut m'apporter, au final j'en fais un objet. Il en va de même avec mon prochain. L'aimer pour ses qualités, c'est l'aimer pour ce qu'il m'apporte. L'aimer purement, c'est au fond l'aimer en tant que Personne, et de là prier pour lui. Ce qui dans le temps s'avérait d'une redoutable efficacité. Un moine était-il en difficulté ? Les autres priaient pour lui et tout s'arrangeait. Il y avait cependant des limites à cette aide. Le Père Cleopas a refusé de prier pour un moine dont la communauté mangeait et dormait à satiété. (Du coup, il m'est impossible de croire que les saints vont prier pour nous qui vivons dans le confort. Ils vont prier pour les malades, les affamés, les condamnés... mais pas pour nous. A peine peut-être pour nous convertir, histoire que nous ne fassions pas trop de mal).
Mais prier pour autrui, c'est aussi prendre son péché sur nous. Attendu que dans une Eglise correctement constituée, tout le monde fait la même chose, cela ne peut fonctionner qu'ainsi. Vous connaissez peut-être cette histoire chinoise :"Une nuit, Confucius rêva qu’on l’emmenait voir les damnés qui croupissaient en enfer. Quelle ne fut pas sa surprise de s’apercevoir que l’enfer était une salle de banquet énorme et les suppliciés étaient assis autour d’une table qui grinçait sous le poids d’une nourriture aussi abondante que délicieuse. Ils avaient le droit de manger tout ce qu’ils voulaient mais ils devaient impérativement utiliser des baguettes. Or, leur baguettes mesuraient 1.50 mètre de long. Les damnés mourraient tous de faim et ils savaient qu’ils passeraient l’éternité à contempler cette nourriture sans pouvoir la manger car ils n’arriveraient jamais à résoudre le problème des baguette. Tel était leur calvaire, telle était leur pénitence. Juste après on emmena Confucius au paradis. Il fut encore plus surpris de découvrir que ce paradis était la réplique exacte de la pièce précédente à ceci près que les convives sont rassasiés et nagent dans le bonheur. Pourtant, eux aussi doivent respecter la même règle: manger avec des baguettes de 1.50 mètre de long. Mais, ce qui les différenciaient des damnés c’est qu’ils se nourrissaient les uns les autres". Alors tout le monde souffre, mais tous deviennent saints. Alors que lorsque l'on prie pour soi, personne ne souffre, et personne ne devient saint.
Celui qui est censé donner l'exemple, c'est le prêtre, plus exactement le confesseur (starets). Il suffit encore une fois de lire ce qui est écrit pour se rendre compte que les péchés sont remis pour la simple raison que le starets les prend sur lui. Rien à voir avec un tour de magie. Comme le dit Dumitru Staniloae dans Spiritualité et communion dans la liturgie orthodoxe, le Christ a pris un corps parce que le péché est commis au niveau du corps, et que ce n'est que là qu'on peut l'enlever. Les anges et les saints morts, qui ont des corps de lumière, ne peuvent rien pour nous à ce niveau. Au mieux, ils peuvent nous communiquer leur énergie spirituelle. Mais la rémission des péchés, c'est autre chose. Jacques Fesch ne s'est pas réveillé chrétien par miracle. C'est Marthe Robin qui a prié pour lui. Marthe Robin qui n'était pas clouée au lit sous le poids de ses propres péchés, mais pour ceux des autres. Le starets, par sa vie en Dieu, pourrait jouir d'une santé resplendissante. Si le Père Arsène pouvait se régénérer d'une journée de goulag par une nuit passée à prier et non à dormir, on comprend les vertus que cela peut avoir. Mais non, les starets sont très malades, le Père Prophyre souffrait de dix maladies mortelles... on se demande bien où il avait pu les attraper, le malheureux. Je suis certain que de l'avis de la médecine, tous ces saints ne pourraient même pas être en vie. Certains saints catholiques ont détaillé comment le péché des autres leur tombait dessus, de quelle façons c'était ressenti, et le temps plus ou moins long qu'il leur fallait pour s'en défaire. Sainte Thérèse d'Avila mentionne le cas d'un prêtre qu'elle a tiré d'un péché mortel (on devine lequel). De ces histoires, on en trouve des milliers, en réalité.
Sauf qu'aujourd'hui, quand vous arrivez dans une communauté monastique, il ne se passe rien de tel. J'ai eu un ami qui voulait devenir Chartreux, il a passé six mois chez eux. Le régime alimentaire (il y manquait sans doute quelques vitamines, mais rien à voir avec le régime du Père Cleopas :"Si tu peux prendre trois râclées par jour et te contenter d'un repas tous les trois jours, tu peux venir au monastère"), le climat (il avait pourtant droit à du chauffage) et les offices nocturnes ont eu raison de sa santé, alors qu'il n'était pas particulièrement malade, ni faible. Dans ses lettres, il a mentionné le cas de Frères en assez mauvais état. Alors on a beau me dire que ne rien manger et dormir peu "c'est très facile, je connais des tas de gens qui le font", je connais plutôt des gens qui ne peuvent pas se passer de leurs 8h de sommeil et de leurs petits légumes. Moi le premier. Et ceux qui tentent de se faire moines, dont on a déterminé qu'ils avaient la vocation, ils ne peuvent pas. Les Chartreux, c'est l'élite du monachisme catholique, le sommet. Et ils ne sont plus capables de prier les uns pour les autres. Je ne parle même pas de les guérir d'un cancer. Je parle de permettre à un nouveau Frère de s'intégrer, dans des conditions qui n'ont franchement rien à voir avec les ascèses des temps anciens. Ces gens sont censés prier pour le monde mais ils ne peuvent même pas prier pour leurs frères. Je ne critique pas les Chartreux, je décris la situation, car il est bien évident que dans les autres communautés, c'est encore pire. Quand on regarde les reportages, on voit que ce qui les préoccupe le plus, c'est de gérer leur domaine, vendre des livres, des confitures, du chocolat... Il y en a même qui élèvent des poulets pour les vendre.
Alor je repose ma question : comment être chrétien, c'est-à-dire prier pour les autres ? Pour le Père Dautais, on peut être chrétien sans prier pour les autres, puisque "on peut être bon chrétien sans souffrir". Comment se confesser à un tel prêtre ? Il est en train de me dire qu'il n'est pas question pour lui de prendre les péchés de ses paroissiens, et je le comprends, d'ailleurs, vu le monde dans lequel nous vivons. Mais je sais qu'avec lui, mes péchés ne me seront pas remis, parce qu'il n'y aura personne pour les prendre. Alors, à quoi bon aller faire le guignol ?
Alors voilà, je voudrais être chrétien, mais je ne sais pas comment, parce que, entre les anges qui font défection d'un côté, et l'égoïsme universel, je n'ai pas la capacité de prier pour les autres. C'est toujours cette même équation : comment donner ce qu'on n'a pas reçu ?
Pour le reste, la messe le dimanche, les agapes, chanter ensemble, faire des prières que Dieu n'entend pas parce que nous ne savons pas prier, à quoi ça sert ? C'est l'habit du christianisme, pas l'esprit. Je voudrais être chrétien dans l'esprit, pas dans l'habit.
Elder Cleopa - On Prayer