La perte de la grâce
Toutes les traditions sont en train de s'effondrer. L'Eglise catholique est dans un état pitoyable, maintenant des gens jouent au tennis dans des églises désacralisées, quant à celles qui ne le sont pas encore on y joue de la guitare en chantant tous en rond. Pour notre malheur, les Eglises Orthodoxes sont sur la même pente, même si c'est d'une manière différente. Ici le danger n'est pas la niaiserie, mais plutôt la sclérose traditionnaliste voire nationaliste, comme l'a si bien expliqué le Père Schmemann. Mais au final, le résultat est le même, une diminution de la Grâce et un éloignement du Royaume. Au Mont Athos, des Pères en place depuis trente ans ne croient plus qu'il reste aucun Père spirituel digne de ce nom capable de guider les gens par son omniscience, depuis la mort des Pères Paisios, Iacovos et Porphyre. Les touristes envahissent comme un raz de marée ce haut-lieu du monachisme et l'un des derniers bastions de la Tradition, ce qui distrait les moines et fait disparaître l'esprit de prière encore plus vite qu'il ne le ferait sans cela, remplacé par des business florissants, certains monastères étant plus occupés à faire fortune qu'à prier pour le salut du monde. Ce qui explique probablement que le monde aille si mal.
Quant à ce qui se trouve autour de nous pauvres laïcs... la philosophie du bonheur a remplacé les "Saintes voies de la Croix". Et l'on a beau me dire "Oui mais l'Orthodoxie se concentre plus sur la Résurrection que sur la Crucifixion", je voudrais bien que l'on me montre un saint qui n'a pas été crucifié. Le Père Joseph a dit à la fin de sa vie qu'il avait vécu le martyre, et quand je lis tous les autres, aucun n'est en reste. Je ne vois pas très bien comment on va pouvoir les rejoindre en l'état actuel des choses, et je suis le premier à vivre confortablement. L'hiver il fait au moins 14° dans ma maison, j'ai l'eau chaude, un frigo bien rempli, qu'est-ce que je vais devenir misérable que je suis ? Je serais bien incapable de me passer de chaussures et de tout le reste. Je ne pense pas d'ailleurs que qui que ce soit en ait les moyens sans l'aide de Dieu, et l'aide de Dieu parlons-en justement, parce qu'elle a bien diminué depuis quelque temps. On ne peut pas le savoir parce qu'on est complètement envahi par l'esprit moderne. Quand on lit les vies des saints, notre cerveau saute les passages qui nous montrent la différence avec notre époque. Je le sais, parce que moi-même je les ai sautés pendant longtemps.
Il y a deux siècles, des saints et des anges apparaissaient à tous les coins de rue pour faire des miracles. Quand un cerveau moderne lit cela, soit ça passe dans un trou noir et ça n'est pas vu pour ce que c'est, soit il se dit "les miracles ça n'est rien". Sauf que la fréquence des miracles nous indique la distance entre le Ciel et nous. Pourquoi les ascèses d'autrefois sont-elle devenues impossibles (les Pères du Mont Athos en conviennent aisément, étant les premiers concernés) ? L'espèce a-t-elle muté ? La pollution ? J'ai eu un ami qui a tenté de devenir Chartreux, la quarantaine en bonne santé, il a tenu 6 mois avant de tomber d'épuisement. Alors qu'il n'y a là-bas aucune ascèse qui se rapproche au centième de ce que faisaient nos ancêtres. Pour ceux qui n'en ont aucune idée, ils peuvent lire la vie de Saint Nil, ou celle du Vénérable Hadji-Georgis. Une communauté ou même les enfants parvenaient à suivre la règle. Et quelle règle... Je crois que la première cause de notre incapacité, c'est que les anges ne nous aident plus, tout simplement. Il ne faut pas croire qu'ils soient libres de faire ce qu'ils veulent et d'aider qui ils veulent, il suffit de lire quelques bons livres de théologie, et d'y réfléchir un peu. Un ange par définition ne peut pas être autre chose que ce qu'il est. C'est à dire qu'il descend là où on sait l'appeler, et que là où on ne sait pas, il ne peut pas. Nous sommes tout simplement en train de perdre tous les numéros de téléphone des anges, c'est-à-dire des énergies divines. Si tout le monde pouvait faire ce qu'il voulait à ce sujet, invoquer qui il voulait au Ciel, Jésus n'aurait pas eu besoin de s'incarner. S'il a dû rouvrir le Ciel, ça veut dire que le ciel avait été fermé (par nos péchés, quoi d'autre ?), et qu'il peut se refermer à nouveau pour les mêmes raisons. Et qu'il ne suffit pas de faire des voeux pieux pour le rouvrir, vu ce que ça a coûté la première fois.
Tout n'est pas perdu, mais le processus est bien avancé, si l'on regarde les signes qui nous entourent et qu'on n'est pas tout à fait aveugle. Et le problème, c'est que les Eglises de toutes obédiences, au lieu de s'occuper du problème, font ce que les humains ont toujours fait dans ce cas :"Faisons comme si de rien n'était et tout ira bien". Alors c'est sûr, comme ça les gens gardent espoir. Mais il faut se souvenir que l'espoir n'est pas l'espérance, vertu théologale. C'est même son exact contraire, si on se donne la peine de lire Saint Jean de la Croix. L'espérance est ce qui apparaît une fois disparu tous les espoirs et toutes les fumées de l'imagination. De la même façon que la foi n'apparaît que lorsque les mirages de l'entendement s'effacent. Autrement dit, la "nuit de la foi", ce n'est pas lorsque rien ne va plus comme au casino de Monte-carlo, c'est lorsqu'on cesse de ratiociner. Alors maintenir les espoirs des uns et des autres contre toutes les évidences, ce serait plutôt tuer l'espérance, et se prouver qu'on est sauvé pour des raisons x et y, tuer la foi. Je ne parlerai pas de la charité.
Il vaudrait mieux constater les dégâts et se retrousser les manches, tant que c'est encore possible. Mais personne ne semble parti pour cela, cela coûterait bien trop cher (en perte de fidèles, donc de pouvoir et d'argent). Tout se déroule comme dans un roman de science-fiction Le vent de nulle part. Un vent s'élève sur toute la planète, qui augmente de 8 km/h par jour. Personne ne prend les mesures qui s'imposent, tout le monde se dit que ça s'arrêtera bien le lendemain, soyons optimistes, et puis c'est trop compliqué. Le vent s'arrête à 800km/h, lorsqu'il ne reste plus rien sur terre. "Le Vent de nulle part est d'abord le récit d'un abandon, celui des hommes, qui se traduit par l'effacement de toute dynamique narrative : aucune acmé ici, aucun creux. Comme le vent lui-même, qui souffle sa mort brûlante sans discontinuer, le roman ne réserve ni ralentissement, ni accélération, seulement une inéluctable (et monotone) ascension vers la folie furieuse des huit cents km/h. Certains, comme Lanyon, trouvent les ressources pour se frayer un chemin dans cet enfer vers un avenir rien moins qu'incertain, mais la plupart, incrédules puis léthargiques, se contentent d'attendre que la mort vienne les saisir, comme l'ex petite amie de Maitland, Susan, qui, fascinée, regarde les édifices tomber". https://www.noosfere.org/icarus/livres/niourf.asp?numlivre=-1678974949 Nous n'avons pas besoin d'un Déluge pour balayer la civilisation, notre bêtise et notre inertie s'en chargent. A croire que plus personne ne se sent concerné par son propre salut, comme si tout cela arrivait à d'autres.