Difficultés du dialogue
Je m'aperçois d'une chose, c'est que le "dialogue" est difficile. Je parle du vrai dialogue, celui où on essaie d'échanger quelque chose de signifiant. Donc pas le monologue où quelqu'un se confie à lui-même. Et pas le dialogue factice où on discute jardinage avec son voisin.
Si le dialogue est difficile, c'est parce que le sens des mots est étonnamment peu défini, en sorte que si on veut essayer de comprendre ce que dit l'autre, il faut lui faire redéfinir le sens des mots qu'il emploie, des mots simples je veux dire. Si quelqu'un ne vous demande pas de définir les mots employés, vous pouvez être sûr qu'il ne vous écoute pas, et qu'il fait seulement semblant, en emplissant les trous avec ses propres interprétations. Il y a d'ailleurs bien des chances que lui-même ne s'en rende pas compte. Et les trous sont bien plus nombreux qu'on pourrait le croire.
Autrement dit, la plupart des gens, je ne les écoute pas mieux que le ferait un psy, à savoir très peu (ce qui n'est nullement un problème, puisqu'ils n'en savent rien). Parce que demander sans cesse "Et qu'est-ce que tu veux dire par ci ? Et par là ?" c'est épuisant. Et c'est également épuisant pour l'autre de s'expliquer, alors on fait comme si on se comprenait, alors qu'on ne se comprend pas, et personne n'y voit que du feu. Enfin non, il y a des choses que je comprends fort bien, sans avoir besoin de demander.
Je prends l'exemple d'une conversation avec un ami (j'espère qu'il ne m'en voudra pas). Il me dit :"Sinon, c'est bizarre, mon ex-femme me fait maintenant des éloges pcq je suis plus présent et que je l'aide davantage. Mais quand j'ai reçu son message, je ne me suis pas senti tellement concerné". Là, j'attends la suite, parce qu'il pourrait y avoir mille raisons à cela. La tendance serait d'y mettre ma raison à moi et de continuer comme si j'avais compris. Heureusement la suite ne tarde pas :"cad, pas vraiment moi, mais plutôt les êtres qui m'ont inspiré". Ce qui est tout à fait inattendu je dois le dire. Parce que pour moi, la raison qui me rendrait insensible aux éloges (et d'ailleurs aussi aux insultes), c'est tout simplement parce que je sais de source sûre que l'autre n'a pas la moindre idée de ce qui se passe en moi. Quand l'autre me dit "tu es gentil" ou "tu es méchant", il ne parle que de la façon dont il perçoit mon interaction avec lui. Autant dire que cette perception est très facile à distordre.
Passons donc à ce que je comprends de ce que m'a dit mon ami :
1- il pense faire le bien
2- plus exactement il pense qu'il y a des êtres divins qui font le bien à travers lui
3- il pense qu'il y a une sorte d'objectivité dans les perceptions de sa femme, qui percevrait le bien qui passe à travers lui, mais qui ne s'adresserait pas à la bonne personne pour adresser ses louanges
4- il est évidemment sensible à cette louange, au point qu'il craint de se l'attribuer.
Bon, je ne vais pas faire un cours sur les douze facteurs interdépendants, mais là, on est quand même bien enfoncé dedans. Parce qu'en réalité, la seule chose qu'il peut savoir, c'est comment il se sent lui. Investi d'énergies divines, possiblement. Ce qui en résulte, qu'en sait-il ? Mais surtout qu'a-t-il besoin de le savoir ? C'est ce besoin à mon sens qui invite l'erreur suivante, penser que les autres perçoivent ce que lui voudrait percevoir de lui-même (en fin de compte nous sommes loin des anges, puisque si réellement il attribuait le bénéfice de ses actes aux anges, il ne s'apercevrait même pas qu'il fait le bien). D'où le 4, s'il craint de se l'attribuer, c'est bien évidemment qu'il se l'attribue, puisqu'il en a le besoin.
Saint Bonnet dirait que la seule chose dont on a besoin, c'est la Joie. Que peut-on dire du reste ? Le reste est interprétation, et donc rêve pieux (ce qui entre parenthèse ne peut que diminuer la quantité d'énergie divine qui nous parvient). Mais là, du coup, je suis intrigué par ce rêve pieux, qui implique son ex-femme - que l'on soit le seul impliqué dans son rêve pieux, pourquoi pas, mais au moment où on commence à y impliquer les autres, il me semble que le rêve prend une extension extraordinaire. De un, il passe à un multiplié par des milliers -.
Du coup j'attaque la croyance qui fonde le rêve, je lui demande s'il pense que sa femme a les capacités pour le juger. Et là, réponse inattendue : elle ne le juge pas. Il est en train de m'énoncer sa croyance à elle, et la croyance du monde entier d'ailleurs. Tout le monde répète à l'envie que personne ne juge, alors que c'est exactement le contraire. Les gens jugent de plus en plus, même s'ils s'en rendent de moins en moins compte. Comment je le sais ? Pure logique. Moins on observe le monde, plus on le remplit avec ses interprétations, et il est facile de voir que les gens observent de moins en moins. Posent de moins en moins de questions. Leur idée est d'autant mieux faite qu'elle n'est jamais confrontée à la réalité. C'est cela le jugement. Penser qu'on sait. Et moins on confronte, plus on pense savoir.
Donc par exemple, il est bon de confronter sa croyance que les autres ont une perception correcte de leur environnement, avec la réalité. On pourrait par exemple les observer au cours d'une soirée, ou en face d'une personne qui essaie d'exprimer quelque chose de signifiant. On pourra en déduire ce qui se passe quand nous exprimons quelque chose de signifiant, car il n'y a pas de raison que nous soyons plus écoutés que les autres. Je sais par exemple que mes propres amis m'écoutent ou plutôt m'entendent très peu. J'ai donc renoncé à être compris depuis longtemps. Tout ce que j'essaie de faire pour mes amis, c'est de les aider à se comprendre eux-mêmes. Je n'y arrive pas si bien que ça, je dois le reconnaître. Le rêve se construit à une rapidité fabuleuse.
Le plus étonnant, c'est qu'il est plein de discontinuités. Par exemple, mon ami, il y a des moments où je ne comprends plus rien de ce qu'il dit. Parce qu'il est en train de remplir l'espace avec une obsession, il croit que moi-même je la perçois et que mon univers est distordu de la même façon que le sien. Je crois qu'il a bien moins d'obsessions que la moyenne, mais déjà cela rend le dialogue trè difficile par moments. Non seulement il n'entend plus rien, mais j'ai un mal fou à comprendre ses réponses, forcément puisqu'il ne répond pas à mes questions. Lorsque je l'ai interrogé, donc, sur sa femme, il a continué à me parler des êtres invisibles et du fait que nous ne sommes pas propriétaires de nos qualités. Et lorsque C* en commentaire parle des qualités qu'elle n'a pas, il continue sur le même thème, d'ailleurs. Donc la conversation sur sa femme, escamotée, et la conversation potentielle avec C*, tuée dans l'oeuf. Car on n'en est pas là, avec C* (on en est à essayer d'acquérir des qualités réelles. La question de savoir d'où elles viennent et à qui les attribuer, il me semble que c'est pour plus tard). Après ça, je pouvais bien essayer de lui montrer la façon dont les gens construisent leur monde, il en était toujours à penser aux mille et une vertus des êtres invisibles et à l'angoissante disparition de son moi qui en est forcément le corollaire. La conversation était impossible.
Bon, dans ce post, j'ai expliqué qu'on ne peut rien savoir. Dans le prochain, j'expliquerai sans doute qu'on peut savoir des tas de choses. A condition d'avoir commencé par ne rien savoir.