L'abîme primordial
Hier dans True Blood un personnage disait une chose intéressante. Bon, en fait c'est une série où les personnages disent les choses qu'on voudrait entendre de la part de notre entourage et qu'on n'entend absolument jamais. En sorte que, bien que les personnages semblent d'une normalité et d'une connerie affligeantes, ils sont en fait hautement anormaux parce qu'ils disent ce qu'ils ressentent. Alors que les gens réellement ordinaires ne savent même pas ce qu'ils ressentent.
Donc dans le cas qui m'intéresse, Jason se souvient que quelqu'un lui a dit "You will never have what I have because something in you is missing". Pour faire simple, il lui manque un morceau (d'âme). Et Jason d'approuver, parce qu'il a bien la sensation qu'il lui manque un morceau. Et puis aujourd'hui un ami m'écrit pour me dire quelque chose dont le sens se traduit pour moi par "Il me manque un morceau" (à lui). Du coup, je me retrouve à lui expliquer que tout le monde a cette sensation. C'est probablement l'envers de notre abîme fondamental, sa manifestation samsarique.
Dans un autre post j'expliquais la structure trinitaire de Dieu. Mais comme nous sommes à l'image de Dieu, il est clair que toutes les âmes sont trinitaires. C'est pour cette raison qu'il est fondamental de savoir en quoi consiste cette trinité, et pourquoi le christianisme insiste tellement dessus. Par contre, lorsque le dogme dit "un dieu, trois personnes" (ou trois hypostases), là ça ne va pas, parce qu'il n'y a pas trois hypostases ou personnes en chaque âme. C'est ridicule de dire ça. Alors le chrétien qui n'a pas compris nous dira que nous sommes différents de Dieu et qu'il n'y a que Dieu qui est trois, mais non, parce qu'il suffit de bien regarder en soi pour trouver cette trinité-là. Ce sont donc les théologiens qui ont mal choisi leurs mots. Il n'y a pas trois bases semblables pour le Père le Fils et le Saint Esprit qui sont radicalement différents sous un certain rapport. Et lui cependant partagent tout le reste (les qualités). Donc il y a en nous cette abîme primordial et inconnaissable, qui est "le Père". C'est la condition pour que l'univers (le Fils) se renouvelle à l'infini.
Mais ce truc, ça fait peur à tout le monde, personne n'a envie d'être un trou sans fond. Donc tout le monde essaie de le boucher, c'est-à-dire de se définir comme quelque chose de fini et de reconnaissable. Et c'est ce qui crée à mon avis cette sensation qu'il manque quelque chose, car ça cristallise le karma (notre univers) d'une façon évidemment peu harmonieuse. On se met à ressembler au monstre de Frankenstein, un bout par ci, un bout par là, et rien ne va ensemble. C'est sûr qu'en regardant ça, on se dit que quelque chose manque, et ce quelque chose, c'est la Vie qui sort de l'abîme primordial.
Tout le monde est intimement convaincu (à raison) qu'il lui manque un morceau, mais tout le monde croit qu'il est unique, et que tous les autres sont normaux. Ce qui est évidemment faux, car il suffit d'observer n'importe qui, et on voit en chacun cet abîme samsarique qui vient du refus de l'abîme primordial. Simplement il est différent chez chacun donc si on cherche chez son voisin le même trou qu'en soi, on ne va pas le trouver, et on va en conclure que le voisin est normal. De qui est d'une grande prétention quand on y pense. Se croire la seule âme mal foutue au monde.
Si l'on regarde plus attentivement, on se rend compte que ceux qui sont désignés comme étant des êtres spirituellement avancés, sont en premier lieu des gens qui ont cessé de cacher leur abîme samsarique. Pour autant, il n'a pas disparu, car il ne disparaît qu'avec le karma. C'est le karma, dans sa façon tordue de s'organiser. Quand je regarde Dzongsar Khyentsé, je reconnais en lui cet abîme, et lui-même dit qu'il n'est pas sorti du samsara, ce qui à l'époque où il le dit est vrai. Par contre, il y a des maîtres où je ne le vois plus, le Lopön, Jamyang Khyentsé, Dudjom Rinpoche et quelques autres.
Bref, la première étape c'est de cesser de se cacher la tête dans le sable. On a l'impression d'être fondamentalement mal foutu, et on a raison. Tout le monde est pareil. La seule solution, c'est de faire avec, parce qu'on peut se tortiller dans tous les sens, le costume sera toujours mal taillé tant qu'il y aura un costume. C'est la nature du karma de dessiner un trou au centre du tableau. Qui nous désigne obstinément celui que nous voulons oublier.