Littérature
Afin d'illustrer ce que j'entends par "littérature", voici quelques extraits.
Tout d'abord, une petite description tirée de Mémoires d'Hadrien :
La dureté presque impénétrable de Marullinus remontait plus loin, à des époques plus antiques. C'était l'homme de la tribu, l'incarnation d'un monde sacré et presque effrayant dont j'ai parfois retrouvé des vestiges chez nos nécromanciens étrusques. Il marchait toujours nu-tête, comme je me suis aussi fait critiquer pour le faire ; ses pieds racornis se passaient de sandales. Ses vêtements des jours ordinaires se distinguaient à peine de ceux des vieux mendiants, des graves métayers accroupis au soleil. On le disait sorcier, et les villageois tâchaient d'éviter son coup d'oeil. Mais il avait sur les animaux de singuliers pouvoirs. J'ai vu sa vieille tête s'approcher prudemment, amicalement, d'un nid de vipères, et ses doigts noueux exécuter en face d'un lézard une espèce de danse. Il m'emmenait observer le ciel pendant les nuits d'été, au haut d'une colline aride. Je m'endormais dans un sillon, fatigué d'avoir compté les météores. Il restait assis, la tête levée, tournant imperceptiblement avec les astres. Il avait dû connaître les systèmes de Philolaos et d'Hipparque, et celui d'Aristarque de Samos que j'ai préféré plus tard, mais ces spéculations ne l'intéressaient plus. Les astres étaient pour lui des points enflammés, des objets comme les pierres et les lents insectes dont il tirait également des présages, parties constituantes d'un univers magique qui comprenait aussi les volitions des dieux, l'influence des démons, et le lot réservé aux hommes. Il avait construit le thème de ma nativité. Une nuit, il vint à moi, me secoua pour me réveiller, et m'annonça l'empire du monde avec le même laconisme grondeur qu'il eût mis à prédire une bonne récolte aux gens de la ferme. Puis, saisi de méfiance, il alla chercher un brandon au petit feu de sarments qu'il gardait pour nous réchauffer pendant
Un description, tirée de Huysmans :
Des quatre ouvrières qui, à part de légères fugues, travaillaient assidûment dans les ateliers de satinage et de brochure de la maison Débonnaire et Cie, une passoire, disait la contremaître, trois étaient sages : — la première, parce qu'elle était trop vieille ; la seconde, parce qu'elle était trop peu tentante; la troisième, parce qu'elle était jeune et n'était pas bête. La quatrième était à peu près sage, changeant d'amant tous les mois, mais n'en ayant jamais qu'un ou deux au plus en même temps. C'était : madame Teston, une femme mariée, une vieille bique de cinquante ans, une longue efflanquée qui bêlait à la lune, campée sur de maigres tibias, la face taillée à grands pans, les oreilles en anses de pot ; c'était madame Voblat, un gabion de suif, une bombance de chairs mal retenue par les douves d'un corset, un tendron abêti et béat qui riait et tâchait de se tenir la taille à propos de tout, pour un miaulement de chat, pour un vol de mouche ; c'étaient enfin les deux soeurs Vatard, Désirée, une galopine de quinze ans, une brunette aux grands yeux affaiblis, pas très droits, grasse sans excès, avenante et propre, et Céline, la godailleuse, une grande fille aux yeux clairs et aux cheveux couleur de paille, une solide gaillarde dont le sang fourmillait et dansait dans les veines, une grande mâtine qui avait couru aux hommes, dès les premiers frissons de sa puberté. La mère Teston travaillait, depuis plus de trente années, dans la maison Débonnaire. Les trois autres y avaient vagi et tété, alors que leur mère, les torchant d'une main, pliait, de l'autre, les rames des papiers. En sus de ces quatre ouvrières, une vingtaine de femmes, de fillettes, de gosses, s'amoncelaient, le matin, dès sept heures, le long des tables et s'en allaient, suivant la saison ou la plus ou moins grande presse du travail, à six, à sept, à huit heures du soir. Ces vingt filles se renouvelant, tous les dix jours, formaient cette population nomade, cette coterie des ouvrières brocheuses, étrange association où l'on vocifère, à
Un extrait de Jacqueline Kelen :
Le temps manquait d'amour. Il se mit à écrire. Le cœur navré mais la main gouvernant avec obstination la plume. Il se mit à écrire comme venait le soir.
Sur le pupitre de bois, il y a ce qui suffît à créer un monde : plumes, encre et parchemin. Et la lumière du soir. Et le tremblement de son cœur.
Il se mit à écrire dans la surabondance du silence, dans la désolation des jours. Sa main suivait les emportements de la plume et ses soudains dérapages de bête blessée. Ce qui importait n'était pas tant les mots qui venaient mais le geste d'écrire, d'attendre et d'écouter. Le geste de se pencher.
Dieu, que de solitude autour et à l'intérieur de celui qui écrit. Et en même temps tout devient possible - monde à naître, bruissant d'abeilles - grâce à cette inépuisable solitude. Voilà ce qu'il se dit, l'homme qui se penche et découvre en retenant son souffle ce que la plume a tracé. La page demeure toujours le lieu de l'étonnement.
Il est grave. Il sait qu'au détour d'un mot, il peut rencontrer la beauté. Et nul n'est préparé à cette apparition. Avec sa plume qui piaffe ou qui trébuche, avec l'encre profonde couleur de myosotis et avec sa propre nudité, il aimerait consoler la beauté, apaiser ses chagrins. L'écriture n'est rien d'autre. Il aimerait, avec ce peu de plume et d'encre et le tremblement du cœur, réconforter Dieu, faire sourire le visage de Beauté. Leur montrer, oh très fugitivement, que tous les hommes ne sont pas repus ni tranquilles dans leur imperfection.
Il regarde l'encrier : un puits vertigineux. Il tient en l'air la plume : tout peut advenir. Il est si court, le chemin qui va à l'encre bleue, mais lui peut hésiter et la plume faiblir.
Durant ce suspens, il ne réfléchit pas, il ne cherche pas ses mots (les mots se cachent au fond de l'encrier) : il écoute. Il écoute et il ne sait pas encore s'il va persister à écrire ou si la plume voudra se reposer avec la venue du soir.
Enfin, un extrait de Lusseyran :
D'abord, je n'ai pas su qui il était, on me parlait de Socrate.
Mes voisins, très nombreux, prononçaient ce nom parfaitement inattendu dans le fourmillement de peur et de froid où nous nous agitions. Socrate avait dit... Socrate avait ri... Socrate était là-bas, un peu plus loin, de l'autre côté de cette foule d'hommes à la tête étroitement rasée. Je ne comprenais pas pourquoi tous ces gens appelaient l'un d'eux Socrate en particulier. Mais j'avais envie de ce personnage-là.
Un jour enfin je l'ai vu, j'ai dû le voir, car, pour être véridique, je n'ai aucun souvenir de la première rencontre. Je sais seulement que j'attendais un raisonneur éloquent, un métaphysicien aigu, je ne sais quel philosophe moral triomphant. Ce n'est pas du tout cela que j'ai vu. C'était un forgeron simplement, venu d'un petit village au pied du Jura et venu à Buchenwald pour des raisons qui avaient si peu de rapport avec l'essentiel que je ne les ai jamais connues ni demandées. Il ne s'appelait pas Socrate, vous le savez déjà, mais Jérémie, et je ne comprenais pas comment ce nom n'avait pas suffi aux copains.
Jérémie avait une histoire de forgeron dans un lieu particulier du monde, dans un village de France, et cette histoire, il aimait à la raconter avec de longs sourires. Il la racontait d'une façon très ordinaire, comme tout homme de métier parle de son métier. Et c'est à peine si l'on pouvait voir, çà et là, se dresser une seconde forge, une forge spirituelle. Je dis bien « spirituelle ». Pourtant le mot est abîmé par l'usage. Mais, cette fois, il est juste et plein. J'entendais Jérémie parler tout à coup d'hommes qui ne venaient pas à sa boutique seulement pour leurs chevaux et leurs charrettes, mais pour eux-mêmes, pour repartir tout ferrés et tout neufs, pour ramener chez eux un peu de la vie qui leur manquait et qu'ils trouvaient surabondante, étincelante et très douce à la forge du père Jérémie.
En ce temps-là, j'étais étudiant. Je n'avais guère pratiqué ces sortes d'hommes, ils n'emplissent pas les universités. Je croyais que lorsqu'un homme possède la sagesse, il le dit aussitôt, et dit comment et pourquoi et selon quelle filiation de pensée. Surtout, je croyais que, pour être sage, il fallait penser, penser ferme. Je restais bouche bée devant Jérémie, parce que, lui, il ne pensait pas. Il racontait des histoires, presque toujours les mêmes, il vous secouait par les épaules, il avait l'air, à travers vous, de s'adresser à des personnes invisibles. Il avait continuellement le nez sur quelque chose d'évident, là sous la main. S'il parlait du contentement d'un voisin au sortir de sa boutique, c'était comme s'il eût parlé d'une verrue, d'une bosse, d'un panaris qui venait d'être ôté. Il constatait les choses morales de ses yeux, comme les physiciens constatent les microbes sous leurs lunettes. Il ne faisait pas la différence. Et, plus je le voyais faire ainsi, plus le poids de l'air diminuait pour moi.
A la réflexion, je crois que ce qui me gêne chez Yourcenar, c'est l'attitude intellectuelle du narrateur qui casse l'ambiance - comment un écrivain ne voit-il pas cela ? -, son analyse permanente de la situation qui est totalement en décalage de la situation, et qui nous en sort du même coup. Lusseyran se met aussi dans le tableau, à sa façon, mais il ne nous décale pas du personnage qu'il analyse. Il se met à son service. Alors que Yourcenar se met au-dessus. Enfin c'est ce que je sens. Bon, les autres c'est différent, Huysmans a un certain génie du trait d'esprit, quant à Kelen, c'est de la pure poésie.
Pour finir, la première page d'Hypérion, de la SF. Ici, les ressorts sont différents, il y a l'exotisme en plus :
Le consul de l'Hégémonie, sur le balcon de son vaisseau spatial couleur d'ébène, jouait le Prélude en do dièse mineur de Rachmaninov sur un Steinway âgé mais en bon état, tandis que de grands sauriens verts s'ébattaient bruyamment dans les marécages en contrebas. Une méchante tempêtese préparait au nord. Des nuages livides comme des ecchymosés entouraient le profil d'une forêt de gymnospermes géantes tandis que des strato-cumulus flottaient à neuf mille mètres de haut dans un ciel de violence. Les éclairs se répercutaient sur la ligne d'horizon. Plus près du vaisseau, des formes vaguement reptiliennes se heurtaient au périmètre d'interdiction, poussaient un barrissement et battaient lourdement en retraite à travers les brumes indigo. Le consul se concentra sur un passage particulièrement difficile du Prélude, ignorant l'approche conjuguée de la tempête et de la nuit. Le carillon du récepteur méga se fit entendre. Le consul cessa de jouer, les doigts en suspens au-dessus du clavier, et tendit l'oreille. Le tonnerre grondait dans l'atmosphère épaisse. De la forêt de gymnospermes lui parvint le hululement lugubre d'une meute de charognards. Quelque part dans les ténèbres au-dessous de lui, un animal à la cervelle étroite répondit par un barrissement de défi, puis se tut. Le périmètre d'interdiction ajoutait seul ses harmoniques subtiles au silence momentané. Puis le carillon du mégatrans retentit à nouveau.