La Passion du Christ
Je suis en train de me rendre compte qu’au niveau de la méthode, la voie chrétienne est tellement puissante que c’est la seule qui puisse se pratiquer sans maître. Je ne dis pas que ça n’est pas dangereux, mais l’une des fonctions principales du maître, qui consiste à montrer les lumières divines, est amplement remplacée par la méditation sur la Croix, qui comporte à mon avis deux aspects.
Il y a premièrement la méditation sur les souffrances du monde, qu’on va retrouver dans le bouddhisme, avec la méditation sur dukkha, et les « défectuosités » du samsara. Plus précisément, ce seront des méditations sur les 6 lokas, qu’on retrouve dans la pratique de Tchenrézi par exemple. Ces 6 lokas ne sont évidemment pas dans quelque univers abstrait, mais sous nos yeux tous les jours. L’enfer, ce sont les jeunes des banlieues qui en veulent au monde entier, le royaume des esprits avides, c’est celui de nos amis et parents qui poursuivent sans fin des plaisirs illusoires qui ne les satisfont pas, le monde animal, on l’a sous les yeux, surtout en hiver avec les petits oiseaux qui ont froid et faim, ou avec le chien du voisin qui est vieux et sourd, et dégoûtant, et enfoncé dans sa condition jusqu’aux oreilles – sans parler de son copain l’autre chien qui avait mangé 16 sachets de mort-aux-rats (pas les nôtres) et qui a failli y passer le mois dernier -. Pour les demi-dieux et les dieux, ce sont tous ces riches qui pensent mener une vie très agréable, ou même ces coachs spirituels, qui vont déchanter un jour ou l’autre… Déjà là, on a de quoi faire. L’autre jour au restau japonais j’ai failli pleurer dès l’entrée, en voyant le petit sapin, un pauvre arbre coupé avec des guirlandes. Pourquoi est-ce qu’ils ne feraient pas le contraire ? Vendre des sapins en pot que les gens mettraient chez eux pour Noël et qu’ensuite ils iraient planter au mois de janvier ? Et puis ensuite on nous a mis à une table à côté d’une handicapée qui semblait quand même bien misérable, qui m’a fait repenser à l’handicapée de mon roman.
Mais il y a autre chose dans la religion chrétienne qui à mon avis fait toute la différence, c’est la Passion du Christ. C’est quelque chose qui ne fait ni chaud ni froid à ceux qui ne l’aiment pas, et peu d’effet à ceux qui l’aiment tièdement (dont sont beaucoup de religieux malheureusement). Moi-même je ne peux pas dire que sa pensée me fasse beaucoup d’effet, mais il me suffit de transposer sur mon yidam. Et là je dois dire que c’est totalement insupportable. La question n’est plus de trouver un maître qui va nous montrer les lumières divines. Elle est d’arriver à faire passer en nous cette souffrance, qui est strictement la même chose que les lumières divines. On n’est plus confronté au problème du pas-assez, mais du trop. On notera d’ailleurs que cette méditation sur la Passion est constituée de façon à ne rien laisser au hasard (ce qui me fait penser une fois de plus que ça n’est jamais arrivé). On comprend assez bien en méditant pourquoi cela doit être fait en quelque sorte au corps défendant de ce malheureux Jésus. S’il était joyeux d’y aller, cela n’aurait aucun effet sur nous. En revanche, s’il est contraint (quoique consentant, pour le bien de tous les êtres), on obtient l’effet maximal. C’est assez difficile à expliquer, il faut l’expérimenter, et l’on se rend compte que c’est le modèle de ce qu’il nous faut imaginer. C’est effectivement une sorte d’intelligence suprême qui a fait descendre ce cliché, Angèle de Foligno a raison de dire que Dieu peut sauver le monde autrement, mais que ce choix est le plus efficace.
Toute la question revient donc à concevoir un être qu’on aime suffisamment pour que le fait de lui infliger cela ait la vertu de nous ouvrir tous les canaux.
Une autre chose que l’on remarquera au sujet du Christ dans les écrits des saints, c’est qu’il souffre en permanence, de la naissance à la mort, car il connaît son destin depuis le moment de sa conception. Là encore, c’est un peu absurde pour décrire une vie humaine véritable. En revanche, nous imaginer notre dieu qui souffre en permanence, cela permet de joindre en nous le haut et le bas. C’est ce qui m’est arrivé sans le faire exprès dans ma saison 10, le pauvre héros est tout le temps en train de déplorer la perte d’un être aimé, ou la souffrance du monde, tant et si bien que sa souffrance devient permanente. En même temps les lumières divines chez lui sont natives, en sorte que les deux se rejoignent. Au final, je constate que j’ai été contraint d’imaginer un être avec deux natures pour obtenir le meilleur effet. Il n’est pas ficelé comme Jésus mais le résultat est le même, c’est un bouddha qui porte le poids du péché, ce qui ne peut pas exister. Les bouddhistes, avec leur exigence de vue juste, se sont privés de cela, car un Gourou Rinpoche c’est bien gentil, mais ça marche beaucoup moins bien. De même, il y a le Bouddha avant son éveil et après son éveil, aucun des deux n’est aussi convaincant que si ces deux aspects se trouvaient liés en une seule personne. Voilà donc pour le génie du christianisme, mais il en a résulté que les théologiens se sont pris les pieds dans le tapis.
En effet, l’incompréhension de cette « exemplarité imaginale » du Christ fait que les théologiens ont été contraints de faire le grand écart pour nous expliquer comment on peut avoir la vision béatifique sans en avoir la jouissance – ce qui est un non-sens -, puisque le Christ est censé avoir passé toute sa vie dans la vision béatifique et ne l’avoir jamais perdue. (On va me dire « et le Saint Suaire ? ». Je pense qu’il est apparu miraculeusement, comme l’image de Notre-Dame de Guadalupe, mais aussi un bon nombre d’icônes.)
C’est d’ailleurs en tirant les conséquences de cela que certains en sont venus à imaginer la souffrance de Dieu le Père, comme François Varillon ou HU von Balthasar. Ce qui a encore moins de sens que pour le Christ, mais c’est imaginalement une très bonne idée.