« les saints d’une tradition ne reconnaissent généralement pas ceux des autres traditions »
Qu’est ce qui vous permet d’affirmer : « que les saints d’une tradition ne reconnaissent généralement pas ceux des autres traditions. » Il ne me viendrait pas à l’idée de critiquer ni l’islam ni le judaïsme n’en connaissant pas toutes les subtilités. En revanche je suis issu du christianisme… qu’est ce qui m’empêche d’être critique à l’égard de ma propre religion en m’aidant du regard extérieur des autres religions?
Je parle de saints. Je ne dis pas qu’un croyant peu pratiquant sera dans le même cas. Mais justement, le saint est dans un cas un peu spécial : il a reçu un grand nombre de lumières intelligibles de sa tradition, et il ne les reconnaît pas sur la tête du voisin (car aussi étrange que ça puisse paraître au novice, ça se voit sur la tête des gens). Si je prends le cas de l’archimandrite Sophrony, il pense (dans sa biographie) avoir pratiqué le bouddhisme, et il pense avoir pu en déduire que c’est un horrible nihilisme. C’est en réalité l’opinion de tous les Pères Orthodoxes. Ont-ils changé d’avis en voyant le Dalaï-lama à la télé, ou qui que ce soit d’autre ? Jamais. De même, mon lama, un Rinpoche, nous expliquait que le christianisme est un ensemble de vues fausses. Il était même un jour entré dans une église et il avait constaté de visu que la transsubtantiation n’avait pas eu lieu… Montrant par là sa parfaite incompréhension de la chose. Un non-chrétien n’a pas accès, par définition, à ce qui est chrétien. Allez interroger des moines chrétiens et bouddhistes, ils vous diront que les voisins sont fort respectables mais ils ne reconnaîtront jamais à leur voie une dignité égale. C’est dû au fait que les méthodes sont trop différentes. La Sagesse est la même, mais les moyens habiles sont complètement différents voire opposés. Un bouddhiste tibétain va développer la fierté-vajra là où un chrétien va développer l’humilité. Quand ils se croisent, ça fait des étincelles. Je peux vous dire que si vous allez voir un moine chrétien et que vous lui racontez que le bouddhisme est une voie parfaitement valide, il va vous déclarer complètement égaré (ou cesser de vous parler). Un chrétien de base, évidemment, s’en foutra, vu qu’il n’a aucune idée de ce qu’est le vrai christianisme. Le chrétien de base ne connaît pas davantage l’oraison et la prière du Coeur qu’un bouddhiste de base ne connaît les 6 yogas de Naropa. Quelqu’un qui n’est pas clairement établi dans l’Essence ne peut pas reconnaître la validité des autres voies.
Quand on est critique vis-à-vis d’une religion, encore faudrait-il savoir ce qu’on critique. Les clercs ? L’institution ? Le discours à l’usage du bon peuple ? Ou le coeur, le christianisme mystique, les ermites de l’Himalaya ?
Ma question c’est pourquoi ne pouvons nous pas passer directement du sensible (le monde de la science) à l’intelligible c’est à dire celui (pour reprendre votre terminologie) du Verbe (Levinas appelle cela le « Dire » et Dogen la « non pensée ») et donc, si l’on souhaite ne pas en dire de bêtise, on ferait peut-être mieux de ne pas parler. Pourquoi le silence n’est-il pas préférable?
N’étant pas des anges, nous n’avons pas un accès direct au monde intelligible. Nous n’y avons accès qu’en dépendance au monde sensible que nous pouvons appréhender, par une démarche semblable à la démarche alchimique : avec un alambic on peut extraire l’essence d’une plante, mais sans plante, pas d’essence. Les qualités du monde intelligibles sont l’objet des transmissions spirituelles, ce qui évite d’avoir à refaire la démarche à chaque fois. On notera que chaque saint a accès à l’intelligible auquel le conduit sa tradition (et la lecture des saints de sa tradition). Quelqu’un qui médite sur le Christ n’en recevra pas les lumières du Bouddha et vice-versa, même s’il y a certainement des recoupements. C’est bien pour cela que les saints ont tant de mal à se reconnaître d’une tradition à l’autre. Et c’est aussi pour cette raison qu’il y a des objets de méditation différents, au sein de chaque tradition, 99 Noms divins chez les musulmans, divinités paisibles et courroucées chez les tibétains. Afin de donner accès à un plus grand nombre de qualités. Pourquoi est-il dit que l’on ne peut pratiquer une divinité si l’on n’en a pas l’initiation ? Parce que ce ne sont pas des « objets manifestes ». Les divinités tibétaines sont des lumières intelligibles, auquel nous n’avons pas naturellement accès. Au-dessus du monde intelligible il y a l’Essence, mais là encore c’est la même chose, on n’y parvient que par des raffinements successifs qui correspondent à un processus physiologique précis. (En fait tout le processus sensible-imaginal-intelligible-essence correspond à un processus physiologique qu’on peut décrire en détail).