Histoire de bateaux et de boussoles
Finalement, les gens essaient de résoudre les problèmes du monde de la même façon qu'ils essaient de résoudre leurs problèmes individuels : sans réfléchir. "Si je suis trop gros je mange moins, si je suis paresseux je m'oblige à me lever plus tôt, si je mange mal je m'oblige à manger mieux, je fais du sport pour aller bien etc...". On voit que cela en réalité ne change rien, personne n'est plus heureux, et notre nature reste la même. De même, la misère du monde est la même depuis des milliers d'années, les gens s'entretuent, les pauvres pullulent, les richesses sont mal utilisées, mal réparties etc...
Tant que l'homme n'admettra pas qu'il est fondamentalement tordu et ne cherchera pas les vraies causes, rien ne changera. Car pour le moment, c'est toujours la faute à pas de chance, quelque part. "Les gens sont gentils fondamentalement, et s'ils s'entretuent c'est parce que c'est tombé comme ça. Vraiment, personne ne veut de mal à personne et tout le monde essaie de bien faire". Bien sûr que tout le monde essaie de bien faire, mais avec un outil tordu. Quand on essaie de caresser quelqu'un avec un marteau, il ne faut pas s'étonner qu'il ait des os cassés, or c'est exactement ce qui se passe.
Les religieux sont, eux, sous l'emprise de la mentalité magique. "Je vais me faire violence au nom du Seigneur, et il me récompensera". Est-ce que personne ne voit que ça ne marche pas ? Si les saints deviennent saints, ce n'est pas parce que Dieu leur a donné des bonbons en récompense de leurs austérités, ou de leurs bonnes actions. C'est parce que leur physiologie et leur esprit étaient tels que leurs pratiques a modifié leur nature. Mais la plupart ayant peu de mental, ils sont restés très naïfs : "faites comme moi, et ça va marcher". Le rat ne peut pas faire comme le lion, et il n'y a finalement que les êtres humains qui puissent être assez stupides pour tous se prendre pour les lions. Les animaux ont plus de bon sens que nous.
Je pense qu'il y a un ordre pour résoudre le problèmes du monde, de même qu'il y a un ordre pour résoudre les problèmes individuels. Si rien n'a changé jusque l'à, c'est parce qu'on n'a jamais appliqué la bonne force sur le bon point. Pour commencer, personne n'a jamais cherché le bon point. Aurobindo est peut-être celui qui a le plus réfléchi correctement.
Quand une solution ne marche pas, il faut en chercher une autre. J'ai regardé récemment plusieurs documentaires sur des religieux, il est évident que leur mode de vie ne donne pas le résultat qu'il devrait. Il en fait des individus à peu près ordinaires (pas complètement fous), rien de surnaturel là-dedans. Qui voudrait passer sa vie en austérités pour simplement retrouver une santé minimale de corps et d'esprit ?
J'ai pratiqué des milliers d'heures de méditation et récité des millions de mantras pour rien. Parce que je me disais que ça devait avoir une vertu en soi, comme on peut se le dire des offices religieux, de la messe, de la prière. Malheureusement, absolument rien n'a de vertu en soi. Au bout de 10 ans (quand même) j'ai pris acte, et j'ai cherché des solutions. Il ne s'agit pas d'appliquer telle ou telle méthode en se disant que par un acte de foi ça va marcher. Cela ne marche pas, pour moi le témoignage de Soeur Emmanuelle en est l'exemple éclatant. Le désir lui a posé problème toute sa vie, même à la fin. Quoique à 90 ans il devait être moins présent, mais c'est uniquement à cause de la fatigue à mon avis.
En discutant un jour avec un ami j'ai constaté avec stupéfaction qu'il se croyait parfait. C'était aussi mon cas autrefois. Il ne s'agit pas de la croyance en une perfection actuelle, mais en une perfection potentielle :"Si je fais confiance à mon maître intérieur, il va me conduire à bon port". Croyance universellement répandue, et d'autant plus extraordinaire que nous ne voyons personne finir à bon port (combien de gens laissent des reliques à leur mort ?). Croire cela, c'est croire que la tomate existe actuellement sur la graine de tomate, et qu'on peut se nourrir de graines de tomates. Ou que le gland fait de l'ombre en été. L'horrible vérité, c'est que les pratiques spirituelles correctes sont totalement contre-intuitives. On ne risque pas de les trouver en laissant faire la nature. Ni en la forçant d'ailleurs selon le principe d'une certaine pensée magique. C'est comme un clou tordu, à partir du moment où il est tordu on peut faire ce qu'on voudra : si on continue comme on est parti il se tordra de plus en plus, et si on essaie de le détordre, il sera tordu en plusieurs endroits, avec peut-être une apparence de droiture.
Pourquoi les bonnes pratiques sont-elles contre-intuitives ? Parce que l'intuition dépend de l'état du corps, et que l'état du corps ordinaire est celui d'une totale désorganisation. Si on laisse reposer toute cette désorganisation dans l'espoir que quelque chose de juste et bon va en sortir, on est juste complètement fou. Si comme si je jette de la farine et des pommes dans le four en espérant qu'il va en sortir une tarte aux pommes. Il faut regarder cette désorganisation, et se demander très sérieusement de quelle façon on pourrait commencer à l'organiser.
Notre meilleur allié, c'est la raison, pas l'intuition. Mais attention, ce n'est pas un outil de connaissance, c'est un outil de direction. De même, ce n'est pas la boussole qui navigue sur la mer, c'est le bateau. La boussole ne peut que dire où il faut aller. Le drame de l'homme moderne c'est qu'il a fait de la boussole un outil de connaissance et de l'intuition un outile de direction. En gros, il se tient au milieu de la mer sur une boussole géante avec à la main un bateau dont il espère qu'il va lui dire quelle est la bonne direction à prendre.