Lettre non envoyée à l'Abbé Aulagnier
Mon Père,
Un ami m’ayant dit le plus grand bien de votre personne, je me décide à vous écrire, pour vous poser une question qui n’est pas exactement de théologie, mais qui y touche de près.
Il s’agit de l’oecuménisme.
Je ne suis pas favorable à l’oecuménisme pour de nombreuses raisons, la principale étant la faiblesse de l’esprit humain et son manque d’intelligence en général (je parle de l’immense majorité, pas des élites). Il s’agit donc d’une position relative et non pas absolue : si l’être humain était plus intelligent, je serais favorable à l’oecuménisme. Laissez-moi vous en expliquer la raison, qui est fort simple, et c’est sur ce point que je sollicite votre avis.
Lorsque j’ai commencé à pratiquer l’oraison, j’avais beaucoup de difficultés, la principale étant que mes représentations étaient bien faibles par rapport à l’aspiration que j’avais. Dit autrement, il me semblait que méditer sur Notre Seigneur et sa très Sainte Mère, ou autres sujets pieux, aurait dû me remplir, ce qui n’était pas le cas. Plus tard, je me suis aperçu avec une clarté absolue que Dieu ne pouvait absolument pas être la conception que j’en avais. C’est un fait bien connu, mais c’est une chose de le savoir intellectuellement, et c’en est une autre d’en avoir l’expérience. En avoir l’expérience, c’est se rendre compte qu’une « autre chose » se présente là, et face à laquelle, si l’on veut être honnête intellectuellement, il faut reconnaître que les mots qu’on met par-dessus ne la décrivent pas mieux que le mot « orange » ne saurait décrire une orange. Cette nouvelle réalité prenant de l’ampleur, la chose devient de plus en plus évidente.
Je n’ai pas de visions intellectuelles de la Trinité, mais pour ce qui concerne les attributs divins, plus accessibles, c’est déjà tout à fait évident. La même dichotomie qui se présente entre les mots et les réalités spirituelles, existe également entre ces dernières et les réalités sensibles (ce qui est bien normal, puisqu’elles sont au fondement du langage) : les belles choses ne sont pas l’attribut du Beau, et les sensations agréables n’ont rien de commun avec la béatitude des saints. Ce serait même plutôt le contraire, et c’est d’ailleurs le génie du christianisme de l’avoir découvert. La béatitude des saints se trouve dans la Croix, pas au Club Med. Et il n’est pas besoin d’être un saint pour faire l’expérience qu’un atroce mal de tête peut se transformer en béatitude pour autant qu’on l’offre pour le salut du prochain. Ou que la pauvreté dans l’ordre sensible débouche sur la vision de la Richesse (et dans la vie spirituelle, chacun sait que l’on est ce qu’on contemple)
Bref, je ne suis pas très au fait des querelles scolastiques sur l’analogie ou la radicale altérité des réalités sensibles et spirituelles, mais là non plus, il n’est pas besoin d’être un grand saint pour se rendre compte que cette altérité est suffisante pour qu’il puisse se produire des écarts de langage et de comportement absolument gigantesques d’un bout à l’autre de la planète, alors que la même réalité ultime serait concernée. Les humains sont très différents d’une culture à l’autre, et je ne vois pas au nom de quoi nous pourrions décréter que les bouddhistes ou les musulmans n’auraient pas la vision de la Trinité et autres réalités spirituelles. Certes, ils n’ont pas reconnu la personne historique de Jésus comme étant le Fils de Dieu, cela signifie-t-ils qu’ils ne connaîtraient pas le Verbe ? Ou même qu’ils n’auraient pas la perception de son action au plan spirituel ? Car il me semble que cette action a lieu sur deux plans, éternel et historique. La méconnaissance du plan historique (forcément relatif) ne signifie pas la méconnaissance du plan éternel. Il peut y avoir connaissance de ce plan éternel, et traduction radicalement différente au plan du discours et de l’action. L’Eglise telle qu’on peut l’appréhender de l’extérieur, n’est qu’une traduction pointant vers une réalité absolument indicible. De même, il est inimaginable pour un observateur extérieur qu’un martyr plongé dans une marmite d’huile bouillante puisse expérimenter la béatitude.
Pour avoir étudié les autres religions autant que le christianisme, j’ai acquis une certitude : parmi les tenants de l’oecuménisme, les personnes ayant étudié profondément deux religions sont très rares (Louis Massignon, Henri le Saux ? peut-être), sans parler de trois ou quatre religions, autrement dit leur discours est hypocrite et ne recouvre rien. J’ai vu des rencontres entres moines bouddhistes et chrétiens. Chacun dit que l’autre est très respectable, mais on voit très bien ce qu’ils pensent : l’autre est un imbécile, mais les temps sont à la diplomatie. Si l’on interrogeait l’un de ces bouddhistes spécialistes du dialogue interreligieux au sujet du christianisme, on serait absolument terrifié par la bêtise qu’il attribue aux chrétiens (et qui n’est que sa propre incompréhension). Et vice-versa. Si l’on prend la liste de ce que le bouddhisme reproche au christianisme et inversement, et si l’on a un minimum de sens spirituel, on reconnaîtra aisément que tout ce qui est reproché se situe au niveau des concepts du mental. Que cela ne touche en aucune manière les réalités intelligibles, sans parler de l’essence divine.
Par exemple tout le monde (bouddhistes et chrétiens) s’entend pour reconnaître que le bouddhisme ne reconnaît pas de Dieu créateur. Mais qu’est-ce qu’un Dieu créateur ? Est-ce que quelqu’un s’est seulement posé la question ? S’agit-il de création continue ou de création dans le temps ? Et d’ailleurs qu’est-ce que Dieu ? Les écrits sur l’apophatisme devraient nous rendre prudents. Mais non, chacun confond allègrement sa propre conception avec la vérité absolue, tout en s’imaginant que les autres êtres humains sont bien trop stupides pour avoir la moindre parcelle d’intelligence. Bref, alors que Dieu est la réalité la plus mystérieuse qui soit, il est traité comme l’objet le plus évident qui soit, et chacun juge le monde entier à l’aune de ce qu’il s’imagine à son sujet sans avoir rien étudié. Les Pères du Mont Athos (et bien d’autres) reconnaissent qu’il leur faut longuement étudier et pratiquer leur propre tradition, mais lorsqu’il s’agit de celle des autres, il n’en est nul besoin, tout cela est connu par science infuse. Quand on y réfléchit, une telle attitude est véritablement inquiétante, car elle touche des élites dont on serait en droit d’attendre un minimum de discernement. Le Père Bernard de Give s’est montré plus sérieux, mais pas au point de pratiquer le bouddhisme, il n’en a donc qu’une vue intellectuelle, qui ne peut être que totalement erronée. Et lui-même, quel crédit prêterait-il à un moine bouddhiste qui aurait étudié les textes chrétiens sans les pratiquer ?
Alors certes, l’oecuménisme est une mascarade dont le but est d’affaiblir l’Eglise. Mais dans le fond, que pensez-vous de ce que je viens de vous exposer ? Je ne dis pas que l’on devrait affirmer sans examen que toutes les religions sont égales, mais que l’on devrait leur accorder le bénéfice du doute tant qu’une étude sérieuse et objective n’a pas été entreprise, non par des intellectuels, mais par des personnes ayant une expérience des réalités spirituelles en dehors des conceptions mentales. Mais je ne parle pas d’une attitude publique, car personne ne comprendrait. Publiquement, il faut défendre le seul trésor que nous ayons, et qui est notre tradition chrétienne.
Mais je ne suis pas très optimiste. De famille athée, j’ai moi-même été athée pendant longtemps, et je sais ce qui fait le coeur de l’athéisme. Ce n’est pas tant le rejet d’une image de Dieu qui de toutes façons ne le représente nullement, que l’incapacité à concevoir et percevoir la moindre réalité spirituelle. De ce point de vue, la plus grand partie des chrétiens sont athées, en ce sens qu’ils vénèrent une idole, qui est une pure idée de leur mental. Notre belle religion se meurt parce que ceux qui accèdent à son sens réel sont de plus en plus rares. Les autres ne font que répéter des paroles creuses qui n’ont aucun sens pour eux – et ils voudraient qu’elles en aient pour d’autres ? J’ai une amie qui vient de suivre un an de catéchisme. C’est bien simple : Dieu nous aime, il est présent là au milieu de nous, dès aujourd’hui, il n’y a aucun souci à se faire. Et lorsqu’elle demande « mais enfin, moi je ne le sens pas ce Dieu, comment savez-vous qu’il est là ? », on lui répond « il faut avoir la foi ».
Si j’avais attendu d’avoir la foi, je ne l’aurais jamais eue. Par chance, j’ai préféré suivre les conseils de Sainte Thérèse d’Avila (entre autres), et me représenter ce Dieu. C’est frustrant, parce que notre imagination n’est pas à la hauteur. Mais enfin, en nous représentant ce Dieu, nous lui fournissons un support pour nous aider. Il se glisse dans notre âme par le biais de tous ces efforts, jusqu’à ce qu’un beau jour, les réalités intelligibles se dévoilent pour ce qu’elles sont. Le dévoilement est infini, et il vient de Dieu, mais surtout au début, il a besoin de tous nos efforts. Alors bien sûr, on trouvera cela dans de savants traités sur la prière du coeur, ou dans le Château de l’âme, et autres écrits mystiques, mais ces choses ne sont plus lues. Malheureusement, avec l’esprit scientifique qui s’est insinué partout, la majorité ne peut plus croire aux contes de grand-mère, à un bon Dieu qu’on ne voit jamais mais qui est pourtant bien là. Les gens ont l’impression d’être pris pour des idiots. Et les théologiens eux-mêmes deviennent très confus. Les réalités intelligibles ne sont pas les réalités sensibles, et pourtant elles sont ressenties, bien davantage que les réalités sensibles d’ailleurs puisqu’elles en sont le principe. Avoir la foi, ce n’est pas avancer dans le noir en se disant qu’il est normal de ne rien ressentir et que tout va très bien, c’est accepter de se nourrir de ce que la religion nous présente, afin qu’un nouvel homme grandisse en nous, qui aura la perception des réalités spirituelles que nous n’avons pas encore. Les vérités de la foi, c’est le pain que nous mangeons, mais ce qui est perçu par l’homme nouveau n’est pas descriptible.
Si les Occidentaux vont au bouddhisme, c’est parce qu’ils ont l’impression que les choses y sont mieux expliquées et qu’il y a beaucoup à « comprendre » (après tout le bouddhisme se présente comme une science), mais comme il se trouve que les vérités du néo-bouddhisme ne sont pas très nourrissantes, l’homme nouveau n’en émerge jamais. Il faudrait que, dès le premier abord, le christianisme se reconnaisse comme langage et nourriture de l’âme, mais non comme étant par lui-même le Ciel (c’est pourtant ce qu’en fait le catéchisme moderne : prononcer le mot Jésus avec sa bouche, c’est le faire descendre parmi nous !), ni une description fidèle du Ciel, puisqu’une telle chose ne peut pas exister par définition. « Nous ne prétendons pas décrire Dieu qui est au-delà de toute description, mais seulement vous y conduire par une nourriture qui vous transformera. Le credo est cette nourriture, mais il n’est pas la chose que vous verrez lorsque vos yeux s’ouvriront, de même qu’aucune description ne saurait rendre justice au soleil ». Du moins, c’est ce qui devrait être présenté aux athées, car cela démonterait leur principal argument.