L'abîme de la souffrance humaine

Hier j'avais une discussion avec une amie, qui me disait que ses états d'âme étaient tout à fait inintéressants. Ce qui est vrai si l'on se considère comme un individu isolé. Mais vus à la lumière de Dieu, nos états d'âme sont universels. Ils s'approfondissent également, jusqu'à toucher notre limite, notre impossibilité de concevoir et de ressentir l'infini. C'est à cette limite, je crois, que l'on trouve l'effroi qui pourrait être l'effroi devant la grandeur de Dieu.

Cette nuit j'étais dans mon lit, et j'ai vu passer une image fugitive, une eau noire... et ça m'a évoqué, d'un coup, toutes ces eaux hostiles dans lesquelles de pauvres gens se sont noyés. Les lacs, les rivières obscures, l'océan qui engloutit les marins... j'avais la vision de tous ces gens qui étaient morts tout seuls et d'une manière qu'on n'imagine pas très agréable, et puis ensuite de leurs femmes et de leurs enfants (pour les marins), qui les attendaient désespérément, et c'était un tel abîme de souffrances, et je disais "c'est trop, c'est trop" et je voyais que le Christ était venu pour endosser tout cela et infiniment plus, dont j'étais incapable de supporter le milliardième, et comme un abîme qui s'ouvrait sous moi. En même temps j'ai compris que c'était sur ces choses qu'il fallait méditer si l'on voulait se rapprocher de Dieu, car seules ces choses ont l'intensité requise pour nous faire grandir. C'est insupportable, on est saisi d'horreur - car en fin de compte c'est l'enfer qui nous est montré là -, on voit sa petitesse et son incapacité, on est écrasé finalement face à cela, mais en même temps il y a une profondeur qui se crée, une capacité. Au lieu de se dire "ah les pauvres", ce qui serait un banal état d'âme, on glisse dans un abîme, et cela vaut la peine d'être mentionné, car cet abîme surnaturel est celui de l'intelligence qui nous vient de Dieu. Tous nos états d'âme devraient nous faire glisser en cet abîme, et l'on voit bien que c'est ce qui est arrivé à Angèle de Foligno, qui s'est vue la pire mécréante de la terre. Au lieu de se dire "bah elle exagère", on devrait plutôt songer dans quel enfer a pu la faire plonger la grâce divine par le procédé que je décris plus haut, et se souhaiter la même chose. Car la hauteur à laquelle est elle parvenue ensuite était évidemment proportionnelle à cet abîme.