La question du Cheikh
J'ai l'impression qu'il existe beaucoup de textes pas forcément très utiles, alors que les textes utiles qui devraient venir à leur place sont extrêmement rares. Par exemple, j'ai pu lire quelques chapitres d'Umar Al Suhrawardi, au sujet de l'adab (règles de conduite), du disciple envers le maître, du maître envers le disciple, et du disciple envers ses frères. A la suite de cette lecture, je me demande à qui tout cela peut servir.
Prenons par exemple la conduite du disciple envers le maître. Soit le disciple est qualifié et il a trouvé son Cheikh, auquel cas il sait déjà tout cela et même plus, dans la mesure où il est prêt à donner sa vie pour lui. Soit il ne l'a pas trouvé et il ne sert à rien qu'il essaie de suivre ces règles qui vont lui imposer une contrainte qui n'a pas lieu d'être et qui vont finalement lui créer des obstacles spirituels. Soit il est dans une situation intermédiaire, et on voit mal qui va pouvoir lui ouvrir les yeux à part son Cheikh, puisque même les compagnons du Prophète ne s'en laissaient conter par personne sinon par lui.
Il me paraît qu'il serait plus utile pour les misérables qui n'ont pas de Cheikh d'apprendre comment en trouver un, en tous cas c'est ce que j'aurais voulu qu'on m'enseigne, plutôt qu'on me dise "Untel est vraiment un très grand Maître", ce qui ne m'a jamais servi à rien vu qu'Untel, quel qu'il soit, n'a jamais voulu de moi comme disciple (car ainsi que je l'ai déjà dit, c'est le Maître qui choisit et non l'inverse).
Mais pour commencer, qu'est-ce que trouver un Cheikh ? A mon sens, c'est faire en sorte qu'un Maître se dévoile à nous, par notre aspiration. Car il faut savoir que les grands maîtres sont voilés, et qu'ils peuvent faire en sorte que personne ne les voie. (On peut même trouver moultes précisions chez Ibn Arabi, expliquant que si l'on acquiert un certain type de discernement, on peut voir même ceux qui ne souhaitent pas être vus, mais il parle de gens d'un très haut niveau, pas de nous). Si donc on "reconnaît" son Cheikh, c'est qu'en premier lieu il nous a reconnu, et qu'il s'est dévoilé à nous, suffisamment du moins pour qu'on sache qu'on a trouvé celui qu'on cherchait. Il semble par ailleurs évident que ce dévoilement peut avoir lieu avant la rencontre, ce qui est logique, puisqu'il prend toujours place dans le monde imaginal. Sinon, on ne comprend pas bien comment tel aspirant, rejeté par le maître lors de sa première visite, décide de creuser un trou devant sa porte et de s'y installer jusqu'à ce que le maître lui demande d'en sortir. Car quelqu'un qui ferait cela sans avoir eu un dévoilement serait simplement un fou et il ne fait pas de doute, soit qu'il sera jeté dehors, soit qu'il sera refusé sous le dehors d'être accepté (comme cela se pratique beaucoup aujourd'hui).
La question qui se trouve en amont de toutes les autres est donc celle-là : comment amener un maître à se dévoiler par notre aspiration ? Qui en amène une autre : qu'est-ce qui amène un maître à se dévoiler ? C'est évidemment la pureté de la vision du disciple. Personne de sensé ne va dévoiler quelque chose dont l'autre ne verra pas la valeur (ce qu'on appelle "jeter des perles à des cochons"), au moins en partie. Or il est bien connu que l'on peut regarder l'objet le plus pur du monde, si notre vision est impure, on sera incapable de le voir. Dans les "meilleures" histoires de disciples trouvant leur maître, il est facile de voir que disciple a déjà un vision très pure. Il voit le maître, tombe à ses pieds, et le sert pendant 50 ans sans la moindre erreur de conduite, parce que quelque part, il est déjà lui-même un maître, même si sa station est inférieure au départ. Dans ces histoires, le disciple devient lui même un très grand maître, et pour cause, à la base c'est un pôle. Il y a aussi la catégorie inférieure de ceux qui deviennent d'excellents pères spirituels sans devenir de très grands saints, et l'on voit que ceux-là aussi sont bien nés, contrairement à nous. Dès leur plus jeune âge, il se sentent appelés vers Dieu, et leur vocation est en général toute tracée. Ceux-là n'ont pas de difficulté à trouver un maître, ils ont déjà toutes les qualités. A l'inverse, on peut voir en marge de leur histoire, des histoires de mauvais disciples, rebelles et ainsi de suite, et il semble clair que ceux-ci ne sont pas à leur place.
Ce sont plutôt ceux-là auxquels nous ressemblons, même si nous sommes pleins de bonne volonté. Je veux dire par là que si notre Cheikh nous demande de nous jeter par la fenêtre, nous n'allons pas le faire, parce qu'à ce moment nous allons douter. Et pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas très sûr de ce que nous avons vu. Certes, quand nous parlons aux autres, nous leur disons que nous avons trouvé un maître merveilleux, mais quand le maître en question nous demande quelque chose de difficile, nous ne pouvons pas le faire, ce qui montre l'impureté de notre vue.
La question finale est donc celle-là : comment purifier notre vue ?