L'état naturel et les jeunes petits vieux des sanghas
Cette visite chez le Lopön m'a également rappelé cette période "héroïque" où vraiment il n'était pas possible de demander quoi que ce soit à qui que ce soit. Par exemple, il m'était impossible de savoir si j'avais identifié l'état naturel ou non. Je veux dire par là que même les Rinpoches ne répondent pas à cette question quand elle leur est posée. Ils disent toujours "ce n'est pas cela", parce qu'en effet ce n'est pas cela. Mais on peut toujours penser qu'on s'est très mal expliqué, car on essaie de parler de quelque chose d'indicible. Or nous avons tous quelque chose d'indicible en nous (qui s'avère être notre propre confusion lorsque nous essayons de voir clairement quelque chose, qui se traduit par une impossibilité de penser ou de percevoir quoi que ce soit), et nous pensons que c'est cela, l'état naturel. Trungpa a bien expliqué que ce n'était pas cela. Peine perdue. Dans d'autres cas, les Rinpoches répondent "il faut stabiliser ton état naturel" (alors qu'il n'est même pas identifié), ce qui noie bien le poisson. Il existe d'ailleurs de nombreux cas où il est expérimenté mais pas identifié, dire qu'il est nécessaire de le stabiliser n'est donc pas une fausse réponse, mais elle ne répond nullement au vrai problème de l'étudiant, qui n'a en réalité pas la moindre idée de ce qu''est l'état naturel. Il existe une grande variété d'états, mais il n'y en a qu'un qui ait de réelles vertus, c'est celui-là. Nous sommes dans le cas d'Indiana Jones, qui doit identifier le Graal au milieu d'une grande variété de coupes de toutes sortes.
A la différence d'Indiana Jones, l'étudiant ne possède pas les critères de jugement. Et il ne peut pas reconnaître les qualités de l'état naturel ni méditer dessus (à supposer que quelque lui dise : c'est celui-là) parce que son corps énergétique n'est pas câblé correctement. Pour cela, il faudrait avoir pratiqué Tummo.
Pour savoir si l'on est câblé correctement (car il s'agit réellement d'un problème de hardware), il suffit de se demander ce que l'on a ressenti la dernière fois qu'on s'est cogné le genou contre une table. Si c'est "mal au genou", ce n'est pas bon. Si c'est "dans une puissante félicité", c'est bon. Je parle d'une félicité qui vaut bien celle d'un rapport sexuel réussi, et même davantage. C'est ce qu'on appelle "l'auto-libération". Dans ce cas, pourquoi ne pas se cogner le genou toute la journée ? C'est précisément le but des mortifications chez les saints catholiques, mais comme le yogi veut garder son corps en bon état, il va préférer les pranayamas ou toute autre pratique qui fait souffrir le corps sans l'abîmer. ça marche aussi avec ce qui est agréable, mais c'est plus difficile, car il faut vraiment quelque chose de très très agréable.
La méditation sur l'état naturel consiste à auto-libérer le plus de phénomènes possibles, ce qui n'est pas si facile, du fait que la plupart des phénomènes sont assez neutres, il faut donc soit augmenter sa sensibilité, soit remplacer ce qui est neutre par de l'agréable ou du désagréable.
Lorsque donc on nous parle de nous retourner sur notre propre pensée, il ne s'agit pas de sottises à la Douglas Harding. Il s'agit de percevoir l'origine de la pensée, dans le canal central, ce qui produit son auto-libération. Pour cela, il faut qu'il soit ouvert, c'est pour cette raison que le Lopön dit que ça n'est pas si facile. C'est même très difficile. Cela n'a rien à voir avec la confusion habituelle dans laquelle l'individu ordinaire se trouve lorsque sa pensée se dissout, et qui est "l'hedewa". Lorsque Dudjom Rinpoche parle de l'état clair et frais où il se trouve entre les pensées, il parle du ressenti d'une personne dont le canal central est ouvert. Frais pourquoi, d'ailleurs ? Je laisse la réponse au soin du lecteur, ce qui lui permettra de déterminer s'il est dans l'état naturel, puisqu'il y a une réponse précise.
L'état naturel n'est donc pas un état obscur où il ne se passe rien (comme l'état de confusion), c'est au contraire un état clair. Et pourquoi dit-on qu'il est clair ? Précisément parce qu'il permet de distinguer de plus en plus de choses - on en déduit donc qu'il se passe de plus en plus de choses, au fur et à mesure que l'esprit devient plus clair. Par exemple on distingue ce qui se passe pendant les initiations, et l'on peut dire ce qui a marché, et ce qui n'a pas marché. Dire "même si on ne s'en rend pas compte, le lama peut déposer des germes dans notre continuum de conscience sans qu'on le sache", c'est une connerie. Le seul endroit où le germe peut être déposé, c'est dans la goutte du coeur, et quand il s'y passe quelque chose, on est au courant. Le problème, c'est plutôt que dans le cas général, elle est barricadée, que le lama ne peut rien y déposer, et que donc on a perdu son temps en se rendant à l'initiation. "Formellement", on a la capacité de faire la pratique. En réalité, on ne l'a pas plus que la veille, ni que le lendemain. C'est donc une connerie de plus, de dire aux gens qu'ils peuvent commander tel fascicule parce qu'ils ont assisté à l'initiation. Il faudrait déjà savoir s'ils l'ont reçue, ce qui est rarement le cas, au vu des résultats. En effet, on voit rarement des gens qui rajeunissent dans les sanghas. Or cela devrait bien être l'effet constaté. Il ne s'agit pas forcément d'un effet physique, mais si l'on y regarde de près, on constate que les lamas d'un certain âge ont un air de jeunesse qui ne trompe pas, et c'est bien cet air qu'il faut chercher chez les pratiquants, notamment l'augmentation d'une certaine brillance subtile, qui témoigne de la purification des gouttes. Malheureusement on constate précisément le contraire, dans une proportion effrayante. Comme le constatait un camarade, on dirait qu'il y a dans les sanghas une accélération du karma. A mon avis, ce n'est pas la raison. La raison, c'est que les esprits s'y sclérosent plus vite qu'ailleurs, croyant avoir trouvé la seule vérité. Il n'y a donc plus de curiosité, plus d'efforts, plus de créativité - puisque "tout est là, il suffit de rester dans l'état naturel" -, ce qui accélère le processus de vieillissement. Sans projet mondain, ni lumière spirituelle, l'être humain n'a plus qu'à attendre sa déchéance, qui survient très vite. En dix ans, les sémillants quadragénaires aux grâcieuses silhouettes sont devenus des petits vieux, des sortes de momies empâtées, des zombies dont toute lumière a disparu.
Ce qui fait que certains ont pu se demander si les lamas tibétains ne vampirisaient pas les gens avec leurs rituels. Mais je ne le crois pas du tout. Le confort matériel et la paresse spirituelle, l'absence de tout dynamisme, sont des facteurs largement suffisants pour provoquer le vieillissement accéléré de n'importe qui. Toutes ces personnes qui ont trouvé une vérité se comportent comme ces retraités qui regardent passer les voitures et subissent le même sort vingt ans plus tôt.