Lettre non envoyée au Père Philippe Dautais (lettres de la planète terre)
Mon Père,
Suite à notre entretien d'hier, je vous écris pour vous informer que certaines de mes prières ont été entendues. En effet, il y a quelques mois, j'écrivais :
"Nous devons distinguer toujours plus précisément quelle est l'aspiration de notre âme, le manque qui la fait souffrir, sans jamais nous arrêter à un objet. Ce que nous désirons réellement est, en soi, inaccessible en tant qu'objet. Ce que nous désirons, c'est l'union, et l'union ne peut s'atteindre que dans l'extinction de tout ce qui est séparé.
Si l'on se concentre sur l'absence profondément ressentie, ce qui croit séparé est naturellement aspiré par sa source. Mais qui possède la force d'âme consistant à se remettre toujours en face de son manque, plutôt que de vouloir jouir des biens qu'il possède, surtout quand il s'agit de terres pures et de paradis ? C'est pourquoi, plutôt que de souhaiter des preuves de l'amour de Dieu, je souhaite qu'il m'abandonne, et je me souhaite d'en souffrir beaucoup".
A cette époque, je faisais la prière de savoir ce qu'était ce "feu spirituel" de l'abandon par Dieu, ou plus exactement du rejet, ou encore plus précisément, du fait de se croire rejeté.
C'est arrivé cette nuit, et vous en avez été l'instrument. Je ne sais si cela a été conscient ou inconscient de votre côté, mais de mon côté, j'ai eu le sentiment très clair qu'un voile surnaturel avait été posé entre nous, et que, quoique je dise, vous ne pourriez rien comprendre. (Je dois vous préciser que je lis facilement dans la pensée des gens, sauf si Dieu veut qu'il en soit autrement, bien sûr). Cela s'est confirmé à la fin de l'entretien, où j'allais aborder un point fondamental, mais vous avez brutalement interrompu la discussion, avec la pensée, m'a-t-il semblé, que j'allais commencer à vous assommer avec l'ennuyeux récit de ma vie. Ce n'était nullement mon intention, car ma vie m'ennuie moi-même beaucoup, d'un point de vue circonstanciel j'entends. Quelque chose m'a poussé à vouloir aborder l'état de l'âme qui n'a pas la capacité de se rapprocher de Dieu car elle en ignore tout. J'ai oublié ce que je voulais dire ensuite, mais aujourd'hui, je pense que l'âme qui se sent rejetée de Dieu a infiniment plus de chance, car elle connaît le Bien, alors que l'autre ne le connaît pas.
C'est pour cette raison que je n'ai pas prié Jésus de modifier votre décision, je Lui ai simplement demandé "pourquoi ?", et la réponse s'est imposée sous la forme de ce que j'avais écrit il y a quelques mois. Auparavant, la pensée m'était évidemment venue que j'en étais totalement indigne, mais ce n'est pas cela qui importe, puisque Jésus est précisément venu pour relever les indignes, les dignes n'ayant aucun besoin de Lui. Ce qui est évident, c'est qu'Il veut nous perfectionner, et qu'Il emploie donc tous les moyens à Sa disposition pour le faire, le premier étant, en ce qui me concerne, de Se refuser. Le procédé en est d'ailleurs tout à fait clair, dans la mesure où la souffrance insupportable de l'absence (du Fils) induit l'évidence de la présence (du Père). En effet, c'est la Personne de Jésus qui se dérobe, mais le Père, en temps que fonds inconnaissable, est bien plus présent à ce moment qu'il ne l'est ordinairement. Mais peut-être fais-je une confusion entre le Père et l'Essence, si c'est le cas j'espère que vous vous bien m'éclairer à l'occasion. Bref, en un certain sens, c'est un délice de se sentir abandonné, même si c'est physiquement éprouvant.
Je dois ajouter que le sentiment de l'incommunication totale avec un prêtre est un sentiment lui-même douloureux, bien qu'il soit tout à fait salutaire, car on voit bien alors qu'il n'y a que le Seigneur à qui on puisse s'en remettre, et que si Sa volonté consiste à ce que le prêtre de notre paroisse nous soit un sujet de souffrance, Il en a tout à fait le pouvoir, car Il montre ce qu'Il veut à qui Il veut, en sorte d'induire les décisions qui permettront d'accomplir Sa volonté. Bien davantage chez un prêtre.
Cependant, je vous dis cela, parce que je ne sais pas si c'est bien la façon dont vous souhaitez encourager vos paroissiens dans la vie chrétienne, en leur donnant le sentiment que vous n'entendez rien. Je ne parle pas de l'écoute polie du professionnel, mais d'une certaine "touche" de l'âme qui fait sentir sa présence de manière tout à fait claire. Et dont on ressent l'absence avec la même clarté. Car, certes, je reconnais que vous avez été l'instrument de Dieu, mais je pense aussi que cela ne peut se faire si vous n'y êtes pas disposé, consciemment ou inconsciemment.
Je ne vous demande pas d'essayer de me comprendre, en ces matières je ne saurais que me souhaiter. Je ferai ce que vous déciderez, de toutes façons je sais trop bien que c'est Dieu qui sait ce qui est bon pour moi et qui choisit, ni vous ni moi.
Je vous ai dit mon sentiment parce que j'ai pensé que cela aurait pu vous intéresser de savoir ce qui s'est passé "de l'autre côté". Cela dit, il est présomptueux de ma part d'imaginer que le sentiment d'un misérable inconnu, dont les Oeuvres sont un néant, puisse avoir le moindre intérêt pour un ministre de Jésus (dont la dignité, d'après ce que j'ai lu, est enviée par les anges les plus grands). Dans ce cas vous pouvez jeter cette lettre à la poubelle et l'oublier, et je vous présente mes plus sincères excuses pour le temps que vous aura pris cette lecture, alors qu'il y a d'autres personnes qui ont besoin de vous.
J'espère que vous prierez pour moi comme je prie pour vous.