Personnel et Impersonnel en Dieu
Dans toutes les traditions, il semble qu'il y ait une ligne de fracture entre les tenants du Dieu Un, et les tenants du Dieu Trine. Dans tous les cas, il est reconnu une structure "trinitaire", dont l'origine est nommée Père/Vacuité/Témoin, qui engendre le Fils/Clarté par le Saint Esprit/ Compassion. Mais la question se pose ensuite de savoir si ces principes sont personnels ou impersonnels. On pourrait penser que l'opposition se situe entre bouddhisme et christianisme, et d'un point de vue dogmatique, c'est là qu'elle se situe en effet. Mais d'un point de vue pratique, il n'en est rien.
En ce qui me concerne, je ne saurais pas "définir" ce qu'est une personne, mais dans l'expérience, ça veut dire qu'il existe des "autres", qui ne sont pas "moi", même si d'une certaine façon tout est moi et que je ne puis percevoir autre chose que moi. C'est un mystère premier. Henry Corbin nomme dualitude cette relation où il y a à la fois Un et Deux. C'est la relation de l'homme et son Ange, qui est aussi celle du Père et du Fils, et qui par un étrange mystère donne aussi de la clé des relations entre individus (ou du moins de leur potentiel). Les âmes humaines étant créées sur ce modèle divin, une communion réelle est possible entre les âmes, par leur similitude de structure. C'est comme s'il y avait une infinité de "triades", qui aient la capacité de s'aligner les unes sur les autres et de vibrer ensemble, en quelque sorte. Cet alignement se produit par la relation "personnelle". C'est très compliqué à expliquer, mais en même temps on le perçoit très bien, du moins quand on est fabriqué pour ça, car il semble que certains soit ne le perçoivent pas, soit le dénient.
En effet, il y a des gens qui ne perçoivent qu'eux, ou du moins qui font profession de ne percevoir qu'eux. Tel était P* par exemple, que j'ai fréquenté pendant 10 ans. Il en résulte un type de relation vraiment bizarre où l'on se sent nié en permanence. En ce qui me concerne, disons que je l'accepte plus ou moins, mais aucune de ses copines ne l'a accepté bien longtemps. Car cela crée au final une certaine absence de communication. En effet, du fait qu'il ne perçoit que lui-même, celui qui est ainsi va penser qu'il connaît spontanément et sans effort tous ceux qu'il croise, et vice-versa. Il va croire aimer tout le monde très sincèrement, alors qu'il n'aime que lui. Il peut en résulter des conséquences dramatiques, comme pour la fille de P*, qui n'a jamais réussi à communiquer avec lui, alors que lui-même estimait que leur relation était absolument parfaite. En fait, avec chaque personne qui devient un peu son amie, il pense que la relation est parfaite, contre l'opinion de la personne d'en face, et quand ça casse, c'est la faute de l'autre.
Dans l'univers de ces personnes, le miracle est permanent, puisqu'il n'y a pas d'obstaclen spirituel entre eux et les autres. Et si on leur dit qu'il est possible de communier avec les autres, c'est un fait dévidence, puisqu'eux-mêmes sont dans la communion suprême. Ils sont donc toujours plus en communion que nous ne le sommes, à ceci près que la personne concernée n'est pas au courant. C'est une étrange communion, à un terme.
Maintenant, j'avais hier une petite discussion avec l'un d'entre eux sur les perceptions que nous avions d'autres personnes, et qui à l'évidence étaient contradictoires. J'ai posé la question : celui qui ne fait pas d'effort pour connaître parce que tout est connu d'avance par la communion de l'Un avec l'Un en sait-il plus ou moins sur l'autre que celui qui fait des efforts parce que rien n'est donné ni connu d'avance ? Je crois que cela atteint même un certain nombre de Rinpoches qui ne sont pas dans la relation personnelle et qui croient tout savoir de nous alors qu'ils ne savent rien. Et pour cause, ils n'ont jamais regardé.
Dans l'islam, il y a une filiation à cette perception impersonnelle où il n'y a qu'Un. Pour Ruzbehan, c'est l'erreur d'Iblis, qui est simple et non composé comme Adam. Etant Un, il ne peut pas voir le Multiple, il professe donc éternellement l'Unité de Dieu, qui n'est autre que sa propre grandeur, car il ne voit pas d'autre que lui. Et quelque part, il s'agit bien d'une sorte de Démon qui influence ceux qui ne voient qu'eux-mêmes, car on voit bien que cette négation empêche la joie de la véritable communion, au profit d'une joie en quelque sorte égoïste, qui ne fait que se contempler elle-même éternellement.
La présence ou l'absence d'une relation véritable et personnelle ne peut pas être prouvée et ne dépend pas d'un dogme. C'est un fait d'expérience. On la reconnaît entre Gourou Rinpoche et ses disciples, et dans les écrits de nombreux grands maîtres du bouddhisme tibétain, alors même que c'est complètement absent du dogme. Par exemple, lorsque Gourou Rinpoche part en lumière, ses disciples pleurent. Quand Marpa perd son fils, il pleure. Et quand un maître dit :"Si vous ne me confiez pas votre fils, dont j'étais le disciple dans une vie antérieure, il va mourir de chagrin", c'est bien la preuve de relations personnelles. Dans le contexte de la relation impersonnelle professée par certains, cela n'aurait aucun sens. Gourou Rinpoche est partout, il n'y a nulle raison de pleurer s'il part au ciel. Alors pourquoi ses grands disciples pleurent-ils ? C'est bien qu'il y a autre chose, un certain aspect du divin qui échappe à certains. Et c'est un fait de Volonté personnelle, pas quelque chose qui est donné. La relation personnelle se construit par un désir mutuel de l'autre.
Pour ma part, je pense que c'est une ignorance volontaire et non structurelle, car ils ne me paraissent pas heureux. Certes, il y a des maîtres Tchan qui ont l'air assez heureux, mais ça n'est pas le bonheur que je recherche, il y manque quelque chose.
Au niveau de la révélation dans les religions théistes, cet aspect personnel de Dieu a d'ailleurs connu une évolution. Il est dit que Moïse n'a pas pu voir la Face de Dieu, seulement le dos. Ensuite Jésus est venu, qui a révélé l'aspect Trinitaire, principalement par un seul Nom, le Miséricordieux. En conséquence de quoi les chrétiens développent cette relation personnelle surtout avec Dieu, et très peu entre eux. Ensuite est venu Mohammed, qui a vu la Face de Dieu et tous ses Noms, et c'est dit-on ce qu'il est venu révéler. On voit ensuite chez Ruzbehan que Dieu se révèle toujours de façon personnelle, sous une forme, alors même qu'il n'a aucune difficulté à se perdre dans l'Essence. En fait, on a l'impression qu'il y a pour lui un aspect personnel dans l'Essence (ce qu'il nomme la pré-éternité).
De là, on pourrait se demander si Dieu ne va pas dans le futur se révéler sous une nouvelle forme qui irait plus loin que la Personne, et pourquoi pas puisque sa créativité est infinie.