Paradoxes mystiques
Dans le bouddhisme on inculque aux gens une croyance complètement fausse, qui est que lorsqu'ils auront l'esprit suffisamment clair, ils sauront quoi faire exactement, et ils traiteront facilement avec le monde. En sorte que cela fait partie de leurs motivations de se dire qu'un jour ils pourront résoudre le gigantesque bordel de leur vie, et qu'ils vont juger ceux qui ne savent pas sur quel pied danser comme indécis ou obscurcis. Tout cela fait partie de la croyance que les Rinpoches jugent nécessaire d'inculquer à la populace, comme quoi ils seraient des sortes de Dieux omniscients. Mais les faits et les écrits des mystiques prouvent que les Rinpoches et tous les autres maîtres sont englués dans un ensemble de paradoxes insolubles, décrits dans la littérature soufis comme des "paradoxes mystiques", et sur lesquels je crois que Rûzbehân a écrit un traité.
Le modèle de ce paradoxe consiste à dire que la société a besoin du Saint pour fonder sa légitimité, mais que le Saint, par la façon même dont la révélation se produit en lui, ne peut que dynamiter les fondements mêmes de ce qu'il doit assurer. Tous les maîtres ayant des relations avec une forme quelconque de société, sont automatiquement soumis à ce paradoxe, qui est la source de tous leurs problèmes. De la sorte, Rûzbehan qui dédaignait totalement les affaires politiques a été obligé de faire des miracles pour arranger les affaires de sa cité (ce qui pourrait passer pour la pire des compromissions). Mais s'il voulait enseigner, il lui fallait un couvent, et s'il voulait un couvent, il fallait la protection du Prince, et s'il veut la protection du Prince, il lui faut le maintenir au pouvoir, or il le disait lui-même, la politique est le domaine d'Iblîs. Comment a-t-il résolu ce paradoxe ? Il ne l'a pas résolu parce que le samsara (le néant) étant par nature l'opposé du nirvana (l'être), dès qu'ils entrent en relation, c'est par nature une union impossible qui engendre un chaos invraisemblable. Même si le lundi le Prince vient se prosterner devant le Saint, le mardi il recommence à lui créer des ennuis, parce que le Prince est fondamentalement un suppôt D'Iblîs, donc le Saint passe sa vie sur le fil du rasoir avec le pouvoir politique, parfois il s'en sort, parfois il finit mal et les disciples sont massacrés avec lui.
Ce paradoxe-là engendre le paradoxe du disciple. Comment un être qui est entièrement samsarique peut accéder à la vie surnaturelle ? C'est en ce sens que tous les Saints parlent de grâce divine. C'est quelque chose d'impossible, qui pourtant a lieu. Certains ont essayé d'écrire des traités pour montrer qu'il peut y avoir une progression logique entre samsara et nirvana, en gros que le samsara peut engendrer le nirvana sous prétexte que les hommes auraient la nature du bouddha, mais c'est quelque chose qui ne tient pas debout quand on y réfléchit, puisque pour commencer le samsara est une illusion, et qu'une illusion ne saurait engendrer l'Etre. Il n'y a que l'Etre qui engendre l'Etre et on ne peut pas tirer dessus à partir d'un bout de ficelle qui se trouverait dans le samsara. A partir de là, on peut déduire que tous ceux qui proposent des méthodes pour atteindre le bonheur sont des escrocs et des illusionnistes. Aucune méthode ne peut donner ce résultat, tout ce qui peut marcher, c'est la grâce divine. Cela dit, une fois que le grâce divine est là, toutes les méthodes sont des aides. De plus, pour le cas où la grâce divine serait stockée dans la mémoire psychique (au sens d'Aurobindo) mais obscurcie, les méthodes sont de la plus grande utilité. Pour reprendre une expression d'Amma, le maître met un germe dans le disciple. S'il n'y a pas de germe, on peut faire tout ce qu'on veut, ça ne donnera pas de yaourt. Par ailleurs, ça n'est pas gagné que le germe arrive à se transmettre, il y a plein de gens pour qui ça ne marche pas pendant très longtemps. A l'inverse, ceux qui ont des réalisations spontanées sont ceux qui ont le germe, si ce n'est la plante, depuis longtemps, elle était simplement obscurcie.
Autrefois en lisant Kelsang Gyatso, je lisais que ceux qui ont la pratique de tummo facile étaient ceux qui l'avaient reçue dans une vie antérieure. J'en avais déduit qu'à l'évidence ça n'était pas mon cas. En fait, il aurait dû dire que ceux qui obtiennent un résultat, quel que soit le temps passé, l'ont déjà pratiqué, ce qui est très différent.
En réalité, si je compare mon cas avec beaucoup d'autres, je peux voir que presque tout le monde peut avoir un tas d'expériences, et que la différence n'est pas là. La différence, c'est que chez moi, l'ensemble des expériences et cognitions valides forme un réseau aussi grand qu'une ville, parce que je détiens en quelque sorte les sciences de la réminiscence et de la multiplication, alors que chez la plupart des autres personnes, cela reste des expériences parsemées ici et là. Du coup, j'ai compris cette nuit que j'avais eu sans doute plusieurs vies dans des traditions différentes, la plus brillante était sans doute dans le milieu soufi, mais je pense que j'ai aussi été prêtre, yogi hindou et lama tibétain, car j'ai pu avoir très facilement des cognitions valides sur toutes ces traditions, contrairement à des gens qui par exemple ne seraient que lamas tibétains ou prêtres, dans cette vie et les précédentes.
Quoi qu'il en soit je suis condamnée à naviguer de blog public en blog semi-secret en blog ultra-secret, comme c'est le cas depuis des années, car quoi que je fasse, ça coince quelque part. Ce qui coince ça n'est pas la forme empruntée, c'est que tout discours spirituel tombant dans le samsara va créer des remous quoi qu'il arrive. On peut d'ailleurs postuler que c'est ce qui est arrivé au Prophète. Il a voulu faire descendre sur terre sa vision de la Beauté, et tout le monde lui est tombé dessus, il a été obligé de tuer des milliers de gens, il aurait pu aussi ne rien faire, dans tous les cas ça n'allait pas de toutes façons. Comme l'a dit Drukpa Kunley, quoiqu'il fasse il y a des inconvénients, alors lui il a choisi de se dorer aun soleil. Le Prophète a choisi de faire la guerre. Chacun fait comme il peut mais aucun choix n'est correct.
Ensuite il y a quelque part cette croyance qui fonde l'islam, par exemple, que si on crée ici bas un modèle de vie (la sharia) qui ressemble au modèle d'émanation des lumières nirvaniques, alors le nirvana va s'infuser ici. Malheureusement ça ne marche pas, comme chacun le constate. C'est comme de dire qu'on récitant 1 milliard de mantras comme un perroquet, ça va marcher.
On pourrait arguer que les émanations successives de Dieu jusqu'à sa création prouvent qu'il doit exister une façon de remonter, sauf qu'à notre niveau, il y a une claire disjonction entre samsara et nirvana, et pas de lien entre les deux. Dans le bouddhisme on nous explique que lorsque les lumières se manifestent, soit la source est reconnue, soit non, et que cela crée soit le nirvana soit le samsara. Dans la gnose de Sohrawardi on retrouve la même chose. Il y a 10 Anges/Lumières qui proviennent chacun du voilement du précédent, mais le 10è Gabriel, qui représente en fait l'Homme Universel ou père de tous les Hommes, a une aile de lumière et une aile de ténèbres, contrairement aux autres. C'est à son niveau que se produit la disjonction. On peut d'ailleurs trouver un certain rapport avec le Bön, en plus d'origines géographiques communes, à savoir que dans la lignée des 24 maîtres du Bön, il est évident que les 9 premiers n'ont jamais été humains, ce sont des lumières qui s'émanent les unes les autres, jusqu'au 10è-11è-12è -un humain, un dieu, un naga), qui eux, semblent au fondement de la lignée historique, et qui peut-être sont les modèles de ces 3 règnes.