Chenilles furieuses
C'est une conversation l'autre soir avec le Lévrier et un ami à lui qui m'a fait réfléchir. On était en train de manger des pizzas, il buvait du vin et fumait des cigarettes et je ne sais plus comment j'en suis arrivée à dire que c'était des addictions qui malheureusement ne faisaient pas le bonheur de l'individu. S'en sont suivies des protestations au sujet des "petits bonheurs de la vie", une contre-attaque affirmant que les petits bonheurs sont précisément ceux qui empêchent de connaître le grand, et c'est là que ça a commencé à partir en eau de boudin. Pour le gars, il n'y avait pas à choisir, alors que quand on sait comment certains aliments encrassent les canaux, il y a malheureusement à choisir. Mais comme il était difficile de parler de canaux à quelqu'un ne sachant pas ce que c'était, j'ai pris une image :"Imagine que tu doives choisir entre le vin et le sexe. Imagine que par exemple le vin te rende impuissant, continuerais-tu à en boire ?". Là il s'est énervé, m'a dit que ma question n'avait pas de sens, qu'il n'y avait pas à choisir etc... On lui a expliqué que ce n'était qu'une façon de présenter les choses, une analogie (le sexe étant, pour l'homme ordinaire, ce qu'il y a de plus proche du bonheur divin). Mais là, il ne comprenait plus du tout ce qu'était une analogie, il ne comprenait plus du tout le français, imaginez quoi que ce soit n'avait plus aucun sens, d'ailleurs l'imagination ne faisait plus partie de ses facultés. Et alors même que le Lévrier confessait son impuissance à abandonner les pizzas bien qu'il sache que ça lui obscurcissait l'esprit, l'autre persistait à lui dire "quand tu viendras à la maison je te ferai de la soupe au chou", comme si le Lévrier avait prétendu pouvoir se nourrir d'orties. Là, j'ai réalisé que son ami était absolument furieux, parce que son inconscient avait déduit de notre discours qu'il n'avait jamais connu de bonheur supérieur au vin et à la pizza, mais qu'il en existait un qui ne lui était pas accessible. En un mot, qu'il était vraiment dans la merde. Alors que nous avions bêtement supposé qu'il avait expérimenté quelquefois une certaine béatitude. Bref, il était tellement en colère qu'il est devenu complètement idiot, et le Lévrier, croyant qu'il s'agissait d'un malentendu, a bien sûr enfoncé le clou, ce qui n'avait qu'augmenter l'angoisse de son malheureux interlocuteur.
Bref, c'est pour éviter ce genre de situation pouvant les faire assassiner que les lamas nous donnent des cartes artistement trouées, et que j'ai rendu ce blog privé. Absonite ayant fait fort à propos la démonstration que ce blog pouvait produire les mêmes effets qu'une discussion autour d'une pizza. Et elle n'est malheureusement pas la seule. Rétrospectivement, j'ai réalisé que quantité de gens avaient dû connaître des angoisses horribles à cause de ce blog, en comprenant (inconsciemment) qu'ils étaient en train de passer à côté de quelque chose de capital dont ils n'avaient par ailleurs aucune idée. La situation angoissante par excellence. La personne sait qu'il lui manque quelque chose, et elle sait qu'elle n'a pas les moyens de l'obtenir, ni même de l'identifier. Ce n'est pas quelque chose de gérable, surtout pour quelqu'un qui est perturbé émotionnellement.