« Il survit grâce à ses problèmes ».
J’ai longtemps cru que les gens survivaient en dépit de leurs problèmes, et puis un jour, en observant mieux, j’ai découvert qu’ils survivaient grâce à eux – ce qui est également valable pour moi. En effet, nous fonctionnons tous selon les mêmes mécanismes. Ce qui est individuel, c’est la quantité et la répartition.
Celui qui m’a fait comprendre ça, c’est Blattes-man. Ça fait plus de 10 ans que je le connais, et plus de 10 ans qu’il a des problèmes financiers qui donneraient des cauchemars à un individu normal. RMIste, il fait des petits boulots à droite et à gauche pour pouvoir se payer son coca et ses pâtes – qui semblent constituer son régime exclusif. Le seul problème, c’est que souvent, au lieu de se faire payer en argent donné, il se fait payer en argent prêté. Par exemple, pour une course, au lieu de demander 10 euros, il va parfois demander un prêt de 50 euros. Souvent, il m’appelle parce qu’il n’a plus de quoi se payer un paquet de pâtes, et souvent, sa banquière l’appelle pour l’insulter. Il y a quelques années, il avait réussi à se faire un découvert de 25 000F sur son compte CIC en se faisant des chèques depuis son compte de la Poste. A cette époque, le CIC créditait immédiatement les chèques, et il avait réussi je ne sais comment à retirer les 25 000F au guichet avant que la Poste ne fasse opposition puisque bien sûr les chèques étaient sans provision. Sa banquière était devenue folle. Quoi qu’il en soit, il doit avoir 5 ou 6 amis à qui il emprunte à tour de rôle pour les rembourser les uns les autres. Autrefois, je pensais naïvement que la solution serait qu’il gagne un peu plus, pour pouvoir emprunter un peu moins. Sauf que dès qu’il a de l’argent, il est dépensé pour un ordinateur, à moins qu’il ait eu un accident de moto et qu’il faille en racheter une autre. En attendant, il y a toujours une bonne raison. C’est en juillet dernier que j’ai eu l’illumination. Je lui ai proposé une formule qui lui permettrait de gagner environ 150 euros par mois à ne rien faire. Pour cela, il fallait qu’il faxe 4 papiers administratifs à Paypal pour pouvoir devenir un « utilisateur vérifié », genre un RIB, une photocopie de carte d’identité, une facture EDF… Il a trouvé que c’était trop compliqué. Là j’ai compris qu’il n’avait jamais eu l’intention de régler ses problèmes financiers, parce qu’ils lui permettent de vivre.
Depuis, en observant tous les gens qui avaient un problème insoluble dans mon entourage, j’ai découvert qu’ils l’entretenaient soigneusement. Et que si j’avais gagné au loto, il me serait arrivé la même chose qu’à ce type qui avait gagné 17 millions de francs. Il avait tout distribué à ses amis, deux ans plus tard il était ruiné et ses amis de retour au point de départ. Par exemple il avait payé un bistrot à quelqu’un qui rêvait de devenir patron de bistrot, mais bien sûr, le type avait fait faillite. En fait, il avait payé à tous l’instrument qu’il leur fallait pour gagner mieux leur vie, et rien n’avait fonctionné. Et quand on y réfléchit, c’est normal. Quelqu’un qui souhaite créer quelque chose le fera quoi qu’il arrive.
On m’a dit par exemple qu’à Paris, les auvergnats se faisaient serveurs pendant 5 ans, et qu’ensuite ils empruntaient à une espèce de caisse d’entraide auvergnate, pour pouvoir monter leur propre établissement. Et on leur prêtait, pour cette raison qu’un type qui a pu être serveur pendant 5 ans est un bosseur, et qu’il ne fera pas couler sa boîte. Mais, prêter de l’argent à quelqu’un qui a un grand projet mais n’a pas encore levé le petit doigt, c’est voué à l’échec. Je le sais pour avoir monté une affaire avec zéro sous zéro centimes, ce qui suppose environ 3 ans de travail pour pas un rond. Peu de gens sont disposés à donner ces 3 ans. J’ai autour de moi un tas de gens qui voudraient paraît-ils entreprendre, changer de métier, pour être un jour à leur compte, mais aucun d’entre eux n’est prêt à faire le minimum d’investissement. Il faudrait que l’affaire soit là, offerte sur un plateau d’argent, et que ça tourne tout seul. Et même là, on peut leur prédire la faillite dans un bref délai.
Mais personne ne semble avoir compris que pour changer de vie, il faut fournir un travail supplémentaire, en plus de son travail normal, et qu’au départ probablement ce travail ne rapportera pas grand-chose. Enfin si, certains l’ont compris, et ce sont ceux-là qui changent de vie.
Me suis-je éloigné de mon sujet ? Pas tant que ça. Etre insatisfait de sa vie et ne rien vouloir faire pour en changer… C’est un problème magnifique, on est sûr de s’occuper l’esprit pendant plusieurs existences. Les problèmes financiers ne sont pas mal non plus, et si l’on observe la genèse d’un problème financier, on remarquera qu’il ne doit jamais rien au hasard, et tout aux efforts de celui qui en souffre. Pour les milliardaires oisifs, il reste les maladies, les dépressions nerveuses, la peur de la faillite, leurs enfants, leur chat, leur chien…
Yogi des Grottes a une amie qui habite sur la côte et qui est très angoissée, parce qu’il y a des prévisions comme quoi, un jour, un tremblement de terre fera s’effondrer toute la côte. Elle n’est pas inquiète parce que sa maison pourrait lui tomber sur la tête, ou parce qu’elle pourrait tomber dans un trou. Elle est inquiète parce que le tremblement de terre pourrait couper les câbles des ordinateurs, et dans ce cas, comment ferait-elle pour toucher sa retraite ? Il a une autre amie retraitée qui, elle, a trouvé un autre motif d’inquiétude : ses chats. Un jour, elle l’a appelé parce qu’elle craignait que son vieux chat n’ait attrapé une maladie et ne la communique aux autres. Mais pourquoi avait-elle acheté deux jeunes chats ? Pour ne pas pleurer quand le vieux mourrait. Du coup, elle a été bien punie…
En fait, on ne s’inquiète jamais pour ceci ou pour cela, mais toujours pour le plaisir, ou le déplaisir, de s’inquiéter. C’est une activité à laquelle nous tenons beaucoup. Quand on s’observe, on peut noter que les petits et les gros problèmes ont exactement la même taille. Si on me vole ma moto, ça ne m’affectera ni plus ni moins que si un chauffeur de taxi me vole de 1 euro en faisant un détour de 100m. Le mental s’empare de tout ce qu’il peut. Si je suis à Paris, je vais penser à ma banque, mon dentiste, mes affaires. Si je vais en retraite, je vais penser aux petits pois qu’on nous sert, au fait que les gens claquent les portes, à mon voisin qui récite des mantras comme un automate et qui emmerde tout le monde… C’est pourquoi les gens qui voudraient partir dans un monastère en espérant échapper aux problèmes du monde se fourrent le doigt dans l’oeil. Leur karma restera le même, ce qui changera, ce seront les causes contributives. Au lieu que ça soit le voisin du dessus qui fasse tourner sa machine à laver à 3h du matin, ce sera une souris, une termite… En définitive, le souci sera le même.
Une conséquence importante de tout cela, c’est que jamais personne ne s’inquiète pour quelqu’un d’autre, ça c’est juste un prétexte pour culpabiliser la personne (ou pour perpétuer sa propre existence). Ma mère qui s’inquiète pour moi, si je disparais dans la 4è dimension et de son esprit, elle se trouvera immédiatement un autre motif d’inquiétude. Elle a donc beau jeu de s’inquiéter pour « moi ». Ce n’est qu’un mensonge éhonté qui n’a de raison d’être que les bénéfices secondaires qu’ils lui apportent, entre autres la bonne conscience – car notre inquiétude pour les autres prouve notre « bonté ». Par ailleurs, elle oblige les autres à faire ce que nous voulons qu’ils fassent, en les culpabilisant. En somme, nous transformons notre ignorance en outil de domination, ou de survie personnelle.
Que l’on y songe vraiment : l’inquiétude n’a jamais eu d’action positive sur le réel. Par contre, elle est le matériau de base de l’ego, ce qui perpétue son existence.